Société
Les étrangers n’ont plus droit à la « kafala », les associations protestent
Une circulaire du ministère de la justice écarte les étrangers non résidents au Maroc du droit à la kafala. Un collectif de six associations crie au scandale. Le suivi de la kafala ne pouvant être assuré à l’étranger, le ministère craint que l’enfant adopté ne soit pas éduqué selon les préceptes de l’islam.

Le 19 septembre dernier, une circulaire (N° 40 S/2) du ministère de la justice et des libertés est tombée comme un pavé dans la mare. Les associations qui se battent pour que les enfants abandonnés aient droit à des parents (même adoptifs) s’estiment lésées. Adressée aux procureurs des Cours d’appel et des tribunaux de première instance, cette circulaire exhorte ces derniers, après enquête, à refuser la kafala (l’adoption à la marocaine) «aux étrangers qui ne résident pas habituellement au Maroc». Et donc, qu’elle «ne soit accordée qu’aux demandeurs qui résident d’une manière permanente sur le territoire national».
L’argumentaire développé dans la même circulaire pour justifier cette interdiction se base sur le fait que le juge de tutelle censé accorder (ou refuser) la kafala et faire le suivi de son application est incapable d’enquêter, pour les personnes qui ne vivent pas au Maroc, sur «leur aptitude morale, sociale et leur capacité à élever un enfant abandonné selon les préceptes de l’Islam». L’article 9 de la loi sur la kafala (Dahir n° 1.02-239 du 03/10/2002, voir encadré) exige, en effet, du juge de tutelle de vérifier que toutes les garanties sont réunies sur le kafil (moyens matériels, moralité, santé, âge…) avant de donner son accord à la kafala, et de suivre même son exécution avec le pouvoir de la retirer s’il s’avère que le kafil n’est plus apte à l’assumer dans les meilleures conditions. Bien entendu, quand le ministère parle des étrangers, il écarte par définition les demandeurs d’une autre confession religieuse, cela en application de la même loi régissant la kafala.
Cette décision d’écarter les étrangers de la kafala, même s’ils sont musulmans (n’habitant pas le Maroc) provoque un vif désarroi au sein du microcosme associatif lié de près ou de loin au phénomène des enfants abandonnés ou orphelins. Le 12 octobre courant, le collectif Kafala, composé de six associations (Village d’Enfants, l’Association Bébés du Maroc, la Fondation Rita Zniber, l’Association Dar Atfal Al Wafae, l’Association Osraty et l’association Amis des Enfants), réagit fermement en rendant publique une pétition qui s’élève contre cette décision, tout en se demandant quelles mesures de substitution le ministère mettra -t-il en place «pour préserver l’intérêt supérieur de l’enfant tel qu’il est défini par la législation nationale et internationale». Pour le collectif, cette circulaire privera, de l’adoption, des milliers d’enfants qui sont dans l’attente d’une famille dans les orphelinats et autres organismes d’accueil. Selon les estimations, 24 bébés sont abandonnés chaque jour. Or la capacité d’accueil des orphelinats est largement dépassée puisque l’on compte chaque année 6 000 enfants abandonnés, pour une raison ou une autre, au Maroc. Toujours, selon le même collectif, les familles marocaines (ou étrangères) résidant au Maroc, et qui sont les seules autorisées dorénavant à adopter des enfants, ne peuvent absorber tout ces enfants accueillis dans les orphelinats. D’autant qu’au niveau du nombre «la kafala nationale est pratiquement égale à la kafala internationale (50%)», estime Asmaa Benslimane, présidente fondatrice de l’association Bébés du Maroc.
10% des enfants abandonnés se suicident
Les effets de cette interdiction, selon les auteurs de cette pétition, seraient «dramatiques» puisque toute une cohorte de bébés et d’enfants sans parents ne trouveraient pas preneur. Avec tout ce que cela entraîne comme dégâts, car, par expérience, selon ce collectif, «les enfants qui restent dans les orphelinats deviennent à 80% des délinquants, se suicident dans 10% des cas, et ne sont socialement insérés qu’à raison de 10%. Cette circulaire va aggraver la situation en mettant les centres dans l’incapacité de recevoir plus d’enfants et les réseaux parallèles de trafic en tous genres ne rateront pas cette opportunité».
Le phénomène des enfants abandonnés prend en effet de l’ampleur ces dernières années, et le Maroc aura à gagner à avoir des demandeurs, peu importe qu’ils habitent au Maroc ou à l’étranger. Selon l’étude nationale réalisée par l’association INSAF en 2010 sur les mères célibataires, 27 200 jeunes femmes ont accouché en 2009 d’un bébé en dehors des liens du mariage. Selon la même étude, 153 bébés naissent hors mariage chaque jour, et 24 d’entre eux sont abandonnés.
Une autre étude, plus ancienne celle-là, menée en 2009 par la Ligue marocaine pour la protection de l’enfance et l’UNICEF, avait révélé que le nombre d’enfants abandonnés s’élevait (en 2008) à 4 554, soit 1,3% du total des naissances de cette année. Ces enfants, du moins pour ceux qui ont la chance d’être accueillis dans les maisons de santé et autres centres de protection de l’enfance, «ont aussi le droit à une affection parentale», estime le collectif, ce qui est tout à fait humain. Trois questions se posent et auxquelles il faudra des réponses. Primo, pourquoi cette mesure interdisant la kafala aux personnes ne résidant pas au Maroc, sachant que la moitié des kafils sont étrangers, et cela le ministère le sait fort bien ? Deuxio : les Marocains résidents à l’étranger (MRE) sont-ils eux aussi concernés par cette décision ? Tertio : quid des demandes en instance provenant de personnes ne résidant pas au Maroc, dont la procédure a été entamée avant même la circulaire, et de ceux qui ont déjà adopté ?
La réponse à la première question nous vient de la circulaire elle-même : «Le suivi de la pratique judiciaire indique que ces dispositions (NDLR : celles prévues par la loi sur la kafala) ne sont pas exécutées efficacement et correctement, de façon à refléter les intentions du législateur qui sont de trouver le cadre approprié pour la protection de l’enfant abandonné, afin que son éducation se fasse dans un climat le préparant à assurer son avenir, afin qu’il joue son rôle au sein de la société».
Les juges censés suivre la procédure de la kafala ont-ils eu écho d’exactions, d’abus et de violence à l’égard de ces enfants adoptés par des étrangers (ou des Marocains) ne vivant pas sur le sol national ? Y a-t-il eu des cas, comme le laisse entendre ce responsable au département des affaires civiles au sein du ministère de la justice, «d’enfants qui ont été forcés de changer de religion ou qui ont été abusés sexuellement» ? «On ne sait pas exactement», répond, étonnée, Asmaa Benslimane.
La procédure de la kafala mal appliquée ?
Une chose est sûre : Latifa Taoufik, juge et collaboratrice du secrétaire général du ministère de la justice, se veut rassurante. Elle indique à La Vie éco que la dite circulaire est venue «suite aux rapports que le ministère a reçus, et qui font état de parents adoptifs qui exploitent et maltraitent les enfants adoptés à l’étranger sans aucun contrôle». Puisque la procédure est mal appliquée, ajoute-t-elle, le ministère «a voulu durcir la procédure, en attendant que des accords bilatéraux sur la question soient signés avec les pays où cette kafala est appliquée».
Et sur la question de savoir si les MRE sont aussi interdits de la kafala, la même source indique qu’il n’a jamais été question dans cette circulaire de «priver les Marocains de l’étranger de ce droit». Ces derniers, selon elle, «gardent dans leur majorité des liens étroits avec leur pays d’origine, et ce contrôle peut être fait, soit au Maroc quand ils sont ici, soit dans les pays où ils vivent par le biais des consulats marocains. D’ailleurs, si la circulaire est envoyée aux procureurs des Cours d’appel et des tribunaux de première instance, c’est aux juges des mineurs de statuer au cas par cas, selon leur enquête». Cela dit, une chose est claire dans la circulaire : l’article 24 de la loi sur la kafala autorisant les kafils de quitter le territoire national avec l’enfant abandonné pour résider définitivement à l’étranger est mis en veilleuse, car ne permettant pas, dit cette circulaire, «le suivi de la situation de l’enfant, objet de la kafala, en dehors du territoire national».
Et les dossiers en cours de demandeurs étrangers ayant déjà entamé la procédure ? Ils se compteraient «par dizaines», estime-t-on dans le milieu associatif travaillant sur la kafala, et leur sort est encore incertain. Pour le seul orphelinat Lalla Hasna à Casablanca, on ne compte pas moins de 22 demandes en instance, émanant d’étrangers ne résidant pas au Maroc : «Des MRE avec mariage mixte, des étrangers convertis à l’islam et des musulmans de naissance. Ils sont venus de France, du Canada, de Dubaï, des Etats-Unis…», indique Samira Kaouachi, directrice de l’orphelinat, qui est l’un des plus anciens au Maroc puisqu’il a été créé en 1956 (voir encadré en page précédente). Et d’ajouter que ces musulmans étrangers choisissent souvent des enfants présentant des affections physiques ou mentales, que les Marocains n’acceptent jamais.
«Il n’est pas normal, conclut-elle, que ces 22 dossiers en instance ne soient pas réglés, les futurs kafils sont déterminés et ils éprouvent une certaine frustration de ne pouvoir faire aboutir leur démarche. Réglons d’abord ces dossiers, quitte à trouver pour ceux qui seront déposés dans le futur par des étrangers des modes de suivi adéquats. Car il est inadmissible que ces enfants restent “stockés” chez nous sans trouver preneur».
Un autre problème complique encore les choses dans cette maison d’enfants : celui des retours. De fin 2011 à octobre 2012, cet orphelinat a enregistré quatre retours d’enfants adoptés, et deux sont en cours. «Et là, les parents adoptifs sont des Marocains musulmans résidant au Maroc qui rendent ces enfants comme on rend une marchandise défectueuse, sous prétexte qu’ils sont nerveux, turbulents ou je ne sais quoi. Est-ce cela l’islam ?», s’interroge, hors d’elle, Mme Kaouachi.
