Pouvoirs
Etat et religion, comment lire les changements annoncés
Le ministère des Habous et des Affaires islamiques se dote d’une
nouvelle organisation axée sur un contrôle plus efficace de l’action
religieuse.
Les membres des conseils des oulémas sont renouvelés. 36 femmes
en font désormais partie.
Le gouvernement est sommé de prendre les mesures nécessaires pour
moderniser l’éducation religieuse.

Créé en 1981, le Conseil supérieur des oulémas ne s’est jamais réuni! C’est dire à quel point l’existence de cette institution était formelle et sans impact sur la politique religieuse de l’Etat. Notons par ailleurs la moyenne d’âge de ses membres, qui dépassait largement les soixante-dix ans. Pour redynamiser l’institution, le Roi Mohammed VI devait renouveler et rajeunir sa composition avant de redéfinir sa mission et son rôle. Une démarche entreprise dès le 15 décembre 2000, à Tétouan, où seize des dix-neuf présidences des conseils provinciaux des oulémas avaient changé de titulaire.
On aurait pu s’arrêter là. C’était sans compter avec le 16 mai 2003, qui changea la donne. Repenser la nouvelle politique religieuse de l’Etat pour faire face aux dégâts de l’extrémisme religieux devient nécessaire. Les grandes lignes de cette politique ont été annoncées devant un aréopage d’oulémas, vendredi 30 avril 2004, au palais royal de Casablanca. Un plan qui repose sur trois piliers : l’institutionnel, l’encadrement et l’éducatif.
Le premier pilier, institutionnel, concerne l’administration centrale et territoriale du ministère des Habous et des Affaires islamiques. Au niveau de l’administration centrale d’abord, trois nouvelles directions voient le jour : celle des Affaires islamiques, confiée à Ahmed Abbadi, celle des Mosquées dont s’occupera Abdelaziz Derrouich et celle de l’Enseignement originel, confiée à Abdelouahed Bendaoud.
Au niveau territorial ensuite, seize délégations des Affaires islamiques sont créées. Une pour chaque région du Royaume. Elles devaient, en principe, superviser l’action de délégations provinciales -qui n’ont finalement pas été créées – en vue d’un encadrement de proximité. En principe, car le discours royal est muet sur ce sujet. S’agit-il d’une question laissée aux soins du ministre en charge du dossier, Ahmed Tawfiq, ou plutôt du renoncement à un projet jugé trop coûteux et risquant d’instaurer une bureaucratie inutile ?
Parmi les seize délégués régionaux, quatre noms attirent particulièrement l’attention. Le délégué de la région de Rabat n’est autre que Ahmed Kostas, directeur de cabinet de M. Tawfiq. Quant aux délégués des régions de Tadla-Azilal (Mansour Haïrat) et de Oued Eddahab-Lagouira (Abdelkader Allioui), ce sont les deux ex-présidents des conseils provinciaux des oulémas de Beni-Mellal et de Guelmim.
Sur 32 232 mosquées existantes 10 417 seulement sont sous le contrôle de l’Etat
Enfin, le dernier nom, celui de Mohamed Lemrabet, délégué de la région de Tanger-Tétouan, est le plus intéressant parce qu’il présente un profil des plus inhabituels. Lauréat de l’université Al Qarawiyine, membre de la Ligue des oulémas du Maroc, il est également cadre de la Jeunesse de l’USFP.
L’homme s’est d’ailleurs fait remarquer par son soutien affiché au Plan national d’intégration de la femme au développement, son opposition farouche aux islamistes de tous bords et ses démêlés fort médiatisés avec le doyen et certains professeurs ulta-conservateurs de la Faculté d’Ossoul Eddine (Université Al Qarawiyine) à Tétouan.
Pour ce qui est de la direction des Mosquées, le Souverain a annoncé une révision de la législation en la matière, la détermination de caractéristiques architecturales préservant leur cachet national, ainsi que la maîtrise, la transparence et la légalité de leurs sources de financement. Encore faudra-t-il résoudre auparavant le problème du contrôle sécuritaire de ces lieux de culte.
D’après les statistiques officielles, seules 10 417 mosquées sur les 33 232 que compte le pays sont placées sous le contrôle du ministère des Habous et des Affaires islamiques. Depuis le mois d’août 2002 (affaire de la cellule dormante d’Al Qaïda), le rôle des mosquées «sauvages» (des salles de prière échappant à tout contrôle) dans le recrutement des adeptes des groupes extrémistes (les multiples cellules de la Salafiya Jihadia) a été mis en lumière. Il s’en est suivi une série de fermetures de ces salles de prière. Le ministère des Affaires islamiques a annoncé son intention d’étendre son contrôle à l’ensemble des mosquées du Royaume. Ce qui suppose la prise en charge des frais d’entretien et de personnel. Mais en a-t-il les moyens ?
Quant à la troisième direction, celle de l’Enseignement originel, elle est censée dresser la carte scolaire de ce type d’enseignement, le moderniser et l’intégrer dans le système national d’éducation-formation. Rappelons que le rôle de l’enseignement originel consiste en la formation des imams des mosquées, des prédicateurs et autres muezzins. 16 550 élèves y suivent actuellement leurs études, dans près de 400 écoles disséminées dans les zones rurales et semi-urbaines du pays.
Concurrencer l’islamisme politique sur le terrain de la proximité ? Plus facile à dire qu’à faire
La restructuration centrale et le redéploiement territorial de ce ministère aboutissent à une séparation organique de fait entre ses deux domaines d’intervention : les Habous et les Affaires islamiques. Le premier devant constituer une source de financement pour le second. D’ailleurs, le Roi Mohammed VI ne s’y est pas trompé en affirmant dans son discours du 30 avril 2004 : «S’agissant de l’institution du Waqf (Habous), nous insistons sur la nécessité de réactiver et de veiller à la rationalisation de son fonctionnement, pour qu’elle reste fidèle à ses finalités légales et à sa vocation d’instrument de solidarité sociale».
Voilà pour le pilier institutionnel de cette nouvelle politique religieuse de l’Etat. Qu’en est-il du pilier de l’encadrement ? Il concerne essentiellement les conseils des oulémas. On assiste à une réorganisation de ces conseils, à leur multiplication, à la nette séparation entre les conseils locaux et le Conseil supérieur et à l’entrée des femmes dans ces conseils. On est ainsi passé de 19 à 30 conseils. L’appellation change également. On ne parlera plus de conseils provinciaux, mais de conseils locaux des oulémas. Ces 30 conseils seront composés de 8 membres chacun, excepté ceux de Casablanca, de Fès et de Marrakech qui seront composés de 16 membres pour le premier, de 12 pour les autres.
Pour rendre possible une action de proximité, il est prévu également la création de subdivisions de ces conseils locaux sous le nom de «sections», composées d’un coordinateur et de trois membres. Mais là des questions de fond se posent : ces conseils pourront-ils assurer l’action religieuse de proximité ? Leur discours sera-t-il crédible ? De quels moyens disposeront-ils ? Pourront-ils compter sur la synergie avec les autres structures officielles (délégations régionales des affaires islamiques, sections locales de la Ligue des oulémas, etc.) ?
Autre question. L’islamisme politique – Daâwa wa Tabligh, Al Adl wa Lihsane, Attawhid wal Islah, PJD et la myriade d’associations de prédication religieuse – ne fait-il pas déjà de l’action religieuse de proximité ? Ces conseils seront-ils de taille à le concurrencer ? Pourront-ils travailler main dans la main ? Des questions auxquelles nous n’avons pas encore de réponse. Par ailleurs, la composition du Conseil supérieur des oulémas a été complètement transformée et autonomisée par rapport aux conseils locaux. Alors qu’auparavant le Conseil supérieur n’était, de fait, que la conférence des présidents des conseils provinciaux, aujourd’hui, il devra réunir les plus grandes compétences théologiques du pays, qui ne siègeront pas dans les conseils locaux afin d’être libérés de la gestion du quotidien. Sa composition passe de 19 membres à 15, sans compter son secrétaire général, Mohamed Yessef et Ahmed Taoufiq, membre de droit. Quant à son président, c’est le Roi, en sa qualité d’Amir al Mouninine.
Il a fallu, selon une déclaration de M. Tawfiq à la TVM, un an pour sélectionner les oulémas correspondant au profil recherché pour siéger dans ces conseils d’oulémas. Un profil dont les traits sont dessinés par le Souverain : «Des théologiens connus et reconnus pour leur loyauté aux constantes et aux institutions sacrées de la nation et pour leur capacité à allier érudition religieuse et ouverture sur la modernité». D’ailleurs, l’on assiste à un très large renouvellement des membres des conseils. Ainsi, sur les trente présidents des conseils locaux, vingt-deux d’entre eux sont nouveaux. Quant au Conseil supérieur, sur ses quinze membres, onze sont nouveaux.
L’une des missions du Conseil supérieur est de constituer en son sein une commission chargée de produire des fatwas sur les questions religieuses qui lui seront soumises par le Roi.
Mais la mesure la plus révolutionnaire a été l’entrée des femmes dans ces conseils (voir encadré) : une seule (Fettouma Kabbaj) dans le Conseil supérieur et 35 autres femmes dans les conseils locaux. «Par souci d’équité à leur égard et d’égalité entre l’homme et la femme», a dit le Souverain. Il entend également dynamiser et mettre en synergie la Ligue des oulémas avec le Conseil supérieur des oulémas. Elle portera désormais le nom de Ligue Mohammadia des Oulémas du Maroc, dont un dahir fixant sa nouvelle composition et organisation est en préparation.
Enfin, le troisième et dernier pilier de la nouvelle politique religieuse de l’Etat est relatif au volet éducatif. Un volet déterminant selon le Souverain: «Nous savons que la mission d’encadrement assignée à ces structures risque de demeurer purement formelle en l’absence d’un troisième fondement, qui en constitue, la clé de voûte : une éducation islamique saine et une formation scientifique moderne. (…) Nous donnons nos instructions à notre gouvernement pour qu’il prenne les mesures qui s’imposent pour assurer la rationalisation, la modernisation, et l’unification de l’éducation islamique».
Il serait utile, ici, de rappeler que le cours d’éducation islamique est dispensé tout au long du cursus scolaire de l’élève marocain, du primaire jusqu’au baccalauréat, et quelle que soit la filière choisie. Le fond d’idées commun des manuels dans cette matière est le même. Il est basé sur l’obsession d’un passé mythique et idéalisé, l’aversion pour la femme, le non musulman, la raison et la modernité. L’historien Mohamed El Ayadi estime que «tout concourt à promouvoir l’idéologie de la défense de l’Islam, présenté comme s’il faisait face à un état de siège et qu’il fallait se défendre contre l’ennemi non musulman».
Alors s’agit-il de réformer les contenus des manuels d’éducation islamique ? Ce serait une œuvre de salubrité publique et le début de l’enracinement de la modernité dans la société marocaine. Mais même si cette réforme était engagée, elle serait futile, si elle ne s’étendait pas à toutes les filières d’enseignement religieux (Dar al Hadith al Hassania, Université al Qarawiyine, filière des études islamiques dans les facultés de lettres, enseignement originel). On ose espérer que l’esprit de la réforme englobe bien cette dimension-là.
Un aspect, passé pratiquement inaperçu, a été relevé par M. El Ayadi dans le discours royal du 30 avril 2004, celui d’une «sécularisation de plus en plus affirmée». Quels en sont les indices ? Pour M. El Ayadi, le premier serait la distinction faite par le Souverain entre la gestion du politique et la gestion religieuse. «S’il est dans l’ordre des choses que la gestion des affaires d’ici-bas donne lieu à des avis divergents qui traduisent, du reste, un aspect de la démocratie et du pluralisme sur les moyens d’assurer l’intérêt général, en revanche, la question de la religion exige que l’on s’attache au référentiel historique unique qui est le nôtre, c’est-à-dire le rite malékite sunnite». L’autre indice concerne la fatwa qui ne porterait que sur «des cas d’espèce religieux» et non sur des questions civiles. Le Roi Mohammed VI, en distinguant le domaine politique du domaine religieux et en faisant de ce dernier un domaine réservé d’Amir al Mouminine, donne un coup de pouce au processus de sécularisation
En distinguant les domaines politique et religieux et en faisant de ce dernier le domaine réservé d’Amir al Mouminine, le Roi Mohammed VI donne un sérieux coup de pouce au processus de sécularisation.
L’islamisme politique ne fait-il pas déjà
de l’action religieuse de proximité ?
Les conseils des oulémas seront-ils
de taille à le concurrencer? Pourront-ils travailler main dans la main?
Les théologiens devant siéger au sein des conseils des oulémas sont «connus et reconnus pour leur loyauté aux constantes et aux institutions sacrées de la nation et pour leur capacité à allier érudition religieuse et ouverture sur la modernité».
Les 36 femmes qui rejoignent les rangs des oulémas
Fettouma Kabbaj (Conseil supérieur des oulémas). Batoul Benali (Rabat), Zoubida Hermass, Fouzia Hajbi, Bouchra Chmaôu Fihri et Fatéma Bouslama (Casablanca), Naîma Bennis et Jamila Ziane (Fès), Najia Zahraoui et Khadija Oulad Larbi (Marrakech), Hasna Daoud (Tétouan), Touria Lehhey (Meknès), Zahri Ghouyi (Oujda), Widad Al Aïdouni (Tanger), Sania Mae El Aïnaïne (Laâyoune), Latéfa Choukri (Agadir), Fouzia Bediar (Errachidia), Mina Amokrane (Al Hoceima), Sanae El Yazidi (Kénitra), Souad Rahaim (El Jadida), Hassania Attayiî (Settat), Aïcha Chahid (Beni Mellal), Naîma Birouk (Tiznit), Khadija Bakrimi (Guelmim), Fatna Daânoune (Nador), Karima Bouâmri (Salé), Khadija Benhammou (Taroudant), Najat Fathi (Taza), Keltoum Beroum (Ouarzazate), Fatéma Kakou (Figuig), Assia Raoukki (Chefchaouen), Latéfa Bahlaoui (Larache), Saïda Abdelhaq (Berkane), Mouna Belqass (Khénifra), Rabiâ Bakilani (Safi) et Khadija Ayoubi (Essaouira)
