Société
Sida, stratégie de prévention plutôt que morale de l’abstinence
16 000 à 20 000 Marocains sont porteurs du VIH dont un millier de malades sous trithérapie.
A Agadir – le tourisme sexuel est pointé du doigt -, les chiffres sont
multipliés par trois.
L’ALCS, en partenariat avec 2M, lance ce 9 décembre Sidaction
Maroc, une opération de collecte de fonds d’envergure nationale.

Nous sommes le 1er décembre, Journée mondiale de lutte contre le sida. Pavillon 23, service des maladies infectieuses de l’hôpital Ibn Rochd, à Casablanca. Ahmed B., la quarantaine, teint blafard, regard perdu, avance à pas hésitants vers le bureau de Khadija Kouzbour, assistante sociale au service de l’Association de lutte contre le sida (ALCS). Il y a six mois, Ahmed a découvert qu’il était atteint du sida. Il est l’un des 802 malades pris en charge médicalement par cette association. Il se rend régulièrement au bureau de cette dernière, installé à l’hôpital, pour rencontrer Khadija, écouter ses conseils et se procurer ses médicaments, entièrement payés par l’association. Ahmed n’a pas de domicile fixe, il espère obtenir un logement car, en sus de la prévention de l’infection et de l’accès aux traitements, l’association présidée par Hakima Himmich assure aussi, le cas échéant, la prise en charge des personnes vivant avec le VIH.
La prévalence est élevée parmi les prostituées
Comment Ahmed a-t-il attrapé le virus ? Lui-même ne sait quand et comment il a été contaminé. Toujours est-il qu’en avril 2005, des douleurs abdominales insupportables l’ont conduit à se faire hospitaliser. Le diagnostic des médecins est alors sans appel : son système immunitaire est atteint. Le VIH s’est installé à demeure dans son organisme et a commencé son travail de destruction. Ahmed fond en larmes à l’annonce de sa maladie. Ensuite, c’est la dégringolade physique, il voit son corps fondre de jour en jour, passant de 59 à 41 kg. Il ne peut accepter qu’il est, lui, victime du sida, ce mal terrible dont il a, bien sûr, entendu parler autour de lui. Inconcevable comme pour tout le monde, il pensait que ça n’arrivait qu’aux autres.
Pourtant, grâce aux conseils et aux encouragements de Khadija Kouzbour, assistante sociale, et Fadwa K., préposée à l’éducation thérapeutique au sein de l’ALCS, Ahmed finit par accepter la maladie. Remontant la chronologie des évènements récents de sa vie, Ahmed accuse le rasoir qu’il utilisait, et qui servait aux trois personnes partageant son appartement. Dit-il la vérité ou se voile-t-il la face ? Ahmed, à 40 ans, avoue n’être pas marié. Mais n’a-t-il jamais eu de vie sexuelle ? fréquenté les prostituées ? Il finit par reconnaà®tre que si. Il a eu des relations sexuelles avec des professionnelles, sans préservatif. L’hypothèse est d’autant plus plausible que le virus, selon des chiffres disponibles, se transmet au Maroc à 75 % par voie hétérosexuelle. Et «la prévalence est particulièrement élevée parmi les travailleuses du sexe (2,3 %)», observe Mme Himmich, présidente de l’ALCS, lors de la conférence de presse tenue le 28 novembre pour annoncer l’opération Sidaction Maroc 2005. «Le risque d’infection par un rasoir est réel, mais il est minime. La thèse des filles de joie est plus plausible», commente un médecin.
Au Maroc, les sources du ministère de la Santé estiment entre 16 000 et 20 000 les personnes porteuses du VIH (dont un millier de malades sous trithérapie). Agadir est la ville la plus touchée par l’infection (tourisme sexuel, accuse-t-on, dont l’affaire Servaty n’aurait été que la partie visible de l’iceberg). Dans cette ville et sa région, on note une multiplication par trois du nombre de cas de sida. Les mêmes sources officielles font état d’une femme enceinte sur 1 000 sidéens ; et, chiffres alarmants, 1 % de la population carcérale marocaine (quelque 50 000 actuellement) est touchée.
Les femmes ne peuvent imposer le port du préservatif à un mari infidèle
Autre révélation très inquiétante pour les femmes : la proportion d’entre elles qui est atteinte du sida va en augmentant. Dans les années 1990, 7 % d’entre elles étaient concernées, elles sont maintenant plus de 38 %. Et c’est l’homme, le mari, porteur du virus, affirme le Dr Nadia Bezad, dermatologue, spécialiste des maladies vénériennes et présidente de l’Organisation panafricaine de lutte contre le sida (OPALS-Maroc), qui en est le principal transmetteur. «L’utilisation du préservatif dépend du bon vouloir de l’homme et ce sont les femmes qui en font les frais», s’indigne-t-elle.
Bien soignée, une personne atteinte du sida peut vivre normalement et se marier
Fadwa K. fait partie du lot. Visage émacié, le regard triste, mais d’une lucidité et d’un sang froid exemplaires. Sa contamination a lieu dans le lit conjugal. C’est en 1995 qu’elle se marie – elle a alors 18 ans – avec un homme qui a passé trente ans de sa vie à l’étranger. Savait-elle qu’il était sidéen ? A aucun moment. En l’espace d’une année de mariage, raconte Fadwa, son conjoint ne quittait le lit que pour y revenir quelques jours après : angines répétées, diarrhées. Un jour, c’est la tuberculose qui est diagnostiquée. Pour finir, il développe une tumeur au cerveau et finit ses jours à l’hôpital. Savait-il, lui, qu’il était atteint du sida ? «Sûrement», répond Fadwa. «Et ce qui m’a enragée, c’est qu’il n’en ait jamais pipé mot. C’est le summum de l’égoà¯sme», ajoute-t-elle, les yeux brouillés de larmes. Le mariage n’a pas duré plus d’une année et demie. Détruit par la maladie, le mari décède, laissant Fadwa sur le point d’accoucher. Elle n’est mise au courant de sa contamination qu’à la maternité, une fois qu’elle a déjà mis son bébé au monde. Après la stupeur et la rage, c’est la résignation. Aujourd’hui, neuf ans après, elle a appris à vivre avec le virus. «Au début, il y avait dans le regard de mon entourage de la pitié, mais, au fond, j’avais du mal à déchiffrer ce qui se passait réellement dans la tête des personnes qui me côtoyaient», raconte-t-elle.
Le plus dur pour un sidéen est de décrocher un boulot quand on le sait malade. Et de le conserver quand on découvre qu’il est sidéen après coup. Fadwa en a fait l’amère expérience. Au moment o๠elle décrochait un boulot, sa peur grandissait quand s’approchait la date du contrôle qu’elle devait subir tous les six mois, ou quand elle tombait malade. D’o๠des absences répétées, que ses employeurs ne pouvaient accepter sans justifications. C’est tout le problème de l’intégration sociale qui se pose pour un porteur du virus, et qui est loin d’être résolu. Une personne atteinte du sida peut vivre tout à fait normalement au sein d’un groupe social, travailler et même se marier. C’est le cas de Fadwa, qui souhaite revivre un jour une autre expérience conjugale, et c’est tout à fait possible, à condition que le partenaire se protège lors du rapport sexuel. Fadwa n’a pu vivre une parfaite intégration sociale, et oublier sa maladie – si tant est que l’on puisse oublier une pathologie aussi lourde – que le jour o๠elle fut recrutée par le ministère de la Santé pour être affectée au service de l’ALCS comme éducatrice thérapeutique, au chevet des malades du sida traités par l’association de Hakima Himmich.
Le sida n’est pas uniquement une affaire de traitement, de prise en charge et de soutien psychosocial des malades, toutes mesures indispensables intervenant a posteriori. C’est avant tout une affaire de prévention. La pandémie est si grave aujourd’hui que les organisations nationales et internationales, et les gouvernements tirent la sonnette d’alarme. Des chiffres tout récents, divulgués par l’ONG Médecins du Monde, permettent de mesurer la gravité du fléau : en 2005, 40,3 millions de personnes vivent avec le VIH/sida dans le monde, et plus de 3 millions de personnes, dont 500 000 enfants, en sont mortes. Dans son dernier rapport, le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida (Onusida) et l’OMS prévoient cinq millions de personnes infectées durant l’année 2005.
Le gouvernement et le PNUD ont organisé un atelier pour des imams maghrébins
Que faire ? La prévention, répond-on unanimement, et la sensibilisation. Et au niveau de toute la société. Même auprès des imams des mosquées. En juillet dernier, justement, à Rabat, le gouvernement, en partenariat avec le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), a organisé un atelier de formation dont ont bénéficié quelque dizaines d’imams maghrébins. Thème : méthodes de transmission du sida et moyens de prévention. L’implication des imams dans ce travail de sensibilisation n’est pas due au hasard : outre qu’ils touchent des millions de musulmans, les plus obscurantistes d’entre eux répandent l’idée que le sida est un châtiment divin. Le sociologue marocain Abdessamad Dialmy, enseignant universitaire à Fès, et auteur d’un rapport intitulé «Jeunesse, sida et islam au Maroc» (2000), le confirme. Les imams, affirme-t-il dans un article publié par l’hebdomadaire L’Intelligent en février 2004, «inculquent aux gens que le sida est un châtiment divin. Les jeunes Maghrébins entrent dans une phase de relative libération sexuelle, et nos oulémas tentent de préserver une morale religieuse par la peur». Autrement dit, il est temps, selon M. Dialmy, que les questions sexuelles soient traitées sous l’angle de la morale civile et non plus sous celui de la religion. «L’abstinence recommandée par les imams avant le mariage, commente un étudiant en droit de vingt ans, évitera le sida, c’est vrai, mais ne bridera pas ce besoin intense des jeunes d’avoir des relations sexuelles avant le mariage. Interdire aux jeunes de faire l’amour pour éviter le sida, non, se protéger, oui». L’abstinence n’est pas la solution, mais elle aide à réduire, selon le Dr Bezad, le taux de prévalence chez les jeunes entre 15 et 39 ans, qui constituent la tranche d’âge la plus touchée de la population (68 %). Son association, dans ses campagnes de sensibilisation, a fait sien ce message : «Abstinence, Fidélité, Préservatif».
68 % des malades dans la tranche 15-39 ans
Et en matière de prévention et de sensibilisation, outre la société civile, les associations de lutte contre les infections sexuellement transmissibles (dont le sida), et les imams, les médias, insistent Hakima Himmich et Nadia Bezad, «ont un rôle de premier ordre à jouer». La télévision en premier lieu. L’ALCS lance, à partir de ce début décembre, Sidaction Maroc, une opération de sensibilisation et de collecte de fonds d’envergure nationale. Une émission TV de quatre heures sera, ce 9 décembre, diffusée en direct par 2M, relayée par la TVM, 2M Maroc, Al Maghribia, et sur les ondes radiophoniques RTM et 2M. Objectifs : passer à la vitesse supérieure en matière de prévention contre le fléau, sensibiliser un très large public, lutter contre la discrimination des personnes vivant avec le VIH et collecter des dons. Pour plus de transparence dans la gestion des fonds collectés, un comité d’éthique a été mis sur pied. Il est composé de personnalités publiques connues pour leur intégrité. On ne peut que leur souhaiter bonne chance
Les fonds collectés serviront six objectifs
Sidaction 2005, l’émission phare, aujourd’hui à 2M à partir de 20 heures.
C’est la deuxième plus grande opération de collecte de fonds organisée entre l’ALCS et 2M. La première avait eu lieu en 1994, au moment o๠la chaà®ne de Aà¯n Sebaâ était cryptée. L’émission, intitulée « Sida en clair», avait été, comme son nom l’indique, diffusée en clair.
Les fonds collectés seront utilisés pour :
L’achat de médicaments pour le traitement des personnes atteintes du sida
L’extension des actions de prévention aux régions non couvertes
Le renforcement des actions en vigueur, notamment dans la région Souss Massa Draa, o๠la progression de l’épidémie est inquiétante
L’équipement en matériel audiovisuel des sections existantes de l’ALCS et la création de nouvelles sections dans les régions o๠l’association n’est pas présente
La réfection du service des maladies infectieuses du CHU Ibn Rochd
L’équipement des services en charge des patients atteints d’infection à VIH à Agadir, Marrakech et Tanger.
Les médias ne jouent pas assez leur rôle
Créée en 1994, l’Organisation panafricaine de lutte contre le sida (Opals-Maroc) a son siège à Rabat. Depuis avril 2005, la princesse Lalla Amina est sa présidente d’honneur. Son objectif principal est la lutte contre les infections sexuellement transmissibles (IST), dont le sida, suivant trois volets : la prévention, l’action communautaire et la prise en charge médicale et psychosociale des personnes atteintes des IST/sida.
LVE : Quels sont vos moyens de lutte contre le sida ?
Entre autres instruments, nous avons créé des centres de traitement ambulatoire (CTA), o๠l’on assure des consultations de vénérologie, le dépistage anonyme du VIH, l’accompagnement des malades tout au long de leur traitement et leur soutien psychologique. Nous avons par ailleurs un programme de prévention destiné spécialement aux jeunes et aux femmes. Il y a deux ans, on a recensé entre 16 000 et 20 000 cas de séropositivité, dont 1 793 cas de maladie déclarée.
Aujourd’hui, nous avons créé plus de centres de dépistage à travers le Maroc et rapproché nos services de la population, ce qui facilitera et encouragera les gens à venir faire le dépistage, ce qui permettra de procéder à des estimations selon les normes internationales.
Ne croyez-vous pas que le chiffre annoncé est en deçà de la réalité ?
Impossible de connaà®tre exactement le nombre de malades atteints par le VIH. On a avancé le chiffre de 16 000 à 20 000 mais il est hors de doute que les porteurs de virus sont plus nombreux. De nombreuses personnes porteuses du virus ne le savent pas. Ce chiffre doit donc être revu à la hausse.
Les médias jouent-ils, à votre avis, le rôle qui doit être le leur dans la sensibilisation ?
Les médias doivent jouer un rôle beaucoup plus important qu’ils ne le font actuellement et ne doivent pas se contenter de le faire le 1er décembre, Journée mondiale de lutte contre le sida. C’est un fléau qui provoque des dégâts tous les jours, la sensibilisation et la prévention doivent être une préoccupation quotidienne. Tout seuls, les médecins sont désarmés. La prévention est fondée sur une bonne information et éducation. Les médecins doivent donner de la matière mais c’est aux médias de tirer la sonnette d’alarme. La télévision, notamment, est appelée à faire une mobilisation constante. La population marocaine est très jeune et les contaminations sont un danger réel en raison de l’inconscience des gens. Les Marocains sous-estiment la gravité du fléau et c’est une erreur impardonnable. Il ne faut donc pas s’arrêter de sensibiliser.
Un conseil pour éviter le piège du sida…
Tant sur le plan national qu’international, il faut prendre les choses très au sérieux. La situation est grave. Il y a des comportements incohérents et inconscients, y compris de la part des intellectuels. L’utilisation du préservatif est loin d’être pour eux un réflexe. Ils courent des risques et en font courir à leurs partenaires. Beaucoup de femmes ont été contaminées par leur conjoint. Et la proportion de femmes atteintes va grandissant. L’utilisation du préservatif dépend du bon vouloir de l’homme et c’est la femme qui en fait les frais. Résultat : le mariage ne préserve pas à 100 % contre le sida. Ce dernier n’est pas uniquement une affaire médicale, l’action isolée de quelques associations n’est pas suffisante. Nous avons un réseau d’ONG marocaines de lutte contre le sida (ROMS), fort maintenant de 28 associations opérant chacune dans son domaine. Le but est de susciter une grande mobilisation. Actuellement, le sida n’est plus considéré comme un simple problème de santé publique, mais c’est un problème de respect des droits de l’homme. Il a d’autres implications, qui dépassent le médical. Les Marocains ont donc droit à une information juste, ils ont droit à la prévention. C’est aussi un problème politique qui suppose une mobilisation nationale de l’Etat, voire un problème religieux, et les religieux doivent parler le même langage que nous.
