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Société

Ouvrières marocaines : Questions à  Leila Bouasria,  Auteure de «Les ouvrières marocaines en mouvement»

«Le désir d’autonomie des ouvrières peut se refléter dans leur volonté d’échapper au travail contraignant de l’usine»

Publié le

Leila Bouasria 2013 10 07

La Vie éco : Pourquoi les ouvrières dans l’industrie et dans l’habillement ?  

Il y a plusieurs raisons qui peuvent justifier ce choix. D’après les statistiques, le secteur industriel est le premier pourvoyeur d’emplois féminins en milieu urbain. Le choix de la figure ouvrière féminine pourrait être considéré comme une sorte de miroir grossissant des transformations que traversent les femmes marocaines qui travaillent et qui appartiennent à une catégorie sociale défavorisée. Et puis, en choisissant ce secteur, et voulant circonscrire l’étude dans cette seule catégorie, cela peut aider à réduire les autres variables d’incidence qui peuvent rendre l’étude encore plus complexe. Il y a eu certes d’autres études sur le monde privé des ouvriers (l’homme étant souvent le point de référence), ce sont des études qui ont, généralement, montré une répartition des rôles caractérisée par sa rigidité. Si la division sexuelle des rôles conjugaux s’aggrave dans la famille ouvrière, c’est aussi parce que cette fidélité au système des identités sexuelles peut être considérée comme une protection contre la défaillance des autres marqueurs identitaires.

Les réponses des ouvrières sont-elles les mêmes lorsqu’elles sont faites chez-elles, par rapport à celles faites à l’usine ?

Il faut dire qu’au début, l’usine était une occasion d’établir un premier contact avec les ouvrières, et une deuxième fois en dehors de leur espace de travail. Au fil des enquêtes, l’usine devenait un terrain fécond parce que neutre par rapport à la thématique abordée en lien avec la vie privée. Souvent dans les usines, j’étais installée dans un bureau où je recevais les ouvrières. Le fait de se retrouver dans un lieu fermé, en face à face, leur donnait l’impression que leurs paroles restaient enfermées dans l’usine, la confidence était donc encouragée par la neutralité que suggérait ce lieu. J’étais souvent introduite dans les lieux par des supérieurs hiérarchiques, donc les ouvrières se fiaient à leurs présentations. Or, les rencontres dans les foyers inscrivaient plus la relation dans l’interaction et la soumettait à toutes les règles de l’échange au quotidien. Le temps qu’elles me consacraient était dérobé au travail, alors que nos rencontres chez elles étaient plus perçues comme une intrusion dans leur temps personnel. Je devais assumer toute seule la négociation de mon statut sans passer par un relais institutionnel, «garant» en quelque sorte de mon statut «légitime». Les ouvrières essayaient donc de mieux comprendre l’objectif derrière l’enquête, de négocier ce qu’elles allaient me livrer comme information. Aussi, elles semblaient toujours différentes comme si elles n’arboraient plus que leurs identités d’épouses et de mères une fois chez elles.  

Finalement, qu’elle soit pourvoyeuse de revenus, qu’il y ait deux salaires ou qu’il y ait caisse commune, le statut de la femme ouvrière ne la libère pas ?

On ne peut pas dire que le travail ne les libère pas, leur présence à l’usine seule invoque déjà l’idée de luttes à travers lesquelles se jouent des résistances, et se déploie leur subjectivité. Il s’agit justement de sortir de cette vision «victimisante» et dresser le tableau d’une ouvrière qui cherche à s’adapter, à se faire une place, et qui, dans le récit qu’elle offre d’elle-même, manifeste une grande emprise sur le réel. Si les ouvrières conçoivent leur travail comme transitoire ou attendent l’occasion de revenir au foyer, c’est plus parce que les conditions d’exercice de ce travail sont parfois à leurs yeux opprimantes (quoiqu’il y a une différence entre les conditions de travail dans les usines et dans les sociétés de confection). Alors que dans beaucoup d’entreprises, le statut de l’ouvrière est clair, dans beaucoup d’autres, il est soumis aux aléas d’un marché en fluctuation : l’ouvrière n’a pas de contrat de travail, subit des horaires très prenants, même la nuit et les dimanches quand elles reçoivent des commandes pressantes. Le travail reste aussi très précaire et offre très peu de perspectives d’évolution. Les ouvrières se plaignent aussi beaucoup du manque de respect de la part des chefs d’ateliers ; ce qui peut renvoyer à une reproduction du patriarcat dans les lieux de travail. Donc, ce rythme de travail et l’incertitude qu’il engendre ne peuvent être qu’envisagés de façon temporaire. Tout ça pour dire qu’il faut rester vigilant quant à la profusion de sens contenus dans ces termes d’égalité, de liberté et d’émancipation. Le désir d’autonomie des ouvrières peut se refléter dans leur volonté d’échapper au travail contraignant de l’usine.

Dans certains cas, même si l’ouvrière a son mot à dire dans le couple, elle essaye de le camoufler…

Il faut tout d’abord distinguer entre le réel et les représentations. Dans ce mouvement de fond, les ouvrières enquêtées, sous des modalités diverses, aspirent à devenir actrices de leur vie, l’aspiration de certaines à l’autonomie est tellement forte qu’elles n’évoquent plus d’éventuelles possibilités de repli sur la dépendance masculine. Par ailleurs, au niveau des représentations justement, même s’il n’en est pas ainsi dans la pratique, les ouvrières ne se sentent pas gratifiées par leur position de chef de foyer et cherchent à emprunter des chemins qui leur permettent de se sentir, ou de paraître, conformes au modèle homme pourvoyeur/femme ménagère. C’est aussi parce qu’on ne peut pas séparer la question des négociations de rôles et celle des identités sexuées. Justement, les ouvrières essayent de dissimuler ce renversement de rôles pour sauver la face devant une société qui ne le tolère pas, et où des attributs fixes et restrictifs demeurent associés à la définition du «féminin» et du «masculin», et où l’indépendance financière masculine est représentée comme un des lieux de préservation de l’honneur familial.

L’argent est souvent source de conflits au sein du couple, mais pas uniquement quand la femme est ouvrière…

Comme je l’ai déjà précisé, cette étude porte sur les ouvrières casablancaises dans l’industrie du textile, qui est déjà loin d’être une catégorie homogène. Mais on peut dire en général que notre vision neutre liée à l’argent et notre tendance à considérer les ménages comme des unités où les individus mettent leurs revenus en commun nous empêche souvent (et cela justifie le peu d’études menées sur la question de l’argent dans le couple) de considérer l’argent comme déterminant une relation, ou des rapports de force, au sein du couple. L’argent, dans les représentations, est toujours lié à l’homme, «moul chkara», comme dirait Fatéma Mernissi, donc il est difficile de le percevoir comme faisant l’objet d’un marquage social. Le salaire féminin est souvent perçu comme un salaire d’appoint, alors que les choses ont beaucoup évolué dans la réalité et que les statistiques montrent que le taux des ménages dirigés par des épouses est en hausse. C’est ce hiatus entre les représentations et la pratique qui peut justement générer des déceptions et des conflits par rapport aux attentes.