Société
Où en est le projet de loi sur les travailleurs à domicile ?
Adopté en conseil de gouvernement en mars 2013, le projet de loi sur les employés de maison n’a pas dépassé la phase des amendements. Il est sous le regard d’une commission technique de la Chambre des conseillers. L’à¢ge minimum, prévu à 15 ans dans le projet, suscite le plus de critiques. Dans un avis, le CNDH recommande 18 ans, conformément à l’article 3 de la convention 138 de l’OIT.

Vieux de plus de cinq ans, le projet de loi 19-12 relatif au travail domestique, adopté en conseil de gouvernement en mars 2013, verra-t-il bientôt le jour ? Rien ne peut le certifier. Ce qui est sûr est que ledit projet était, jusqu’au lundi 14 juillet, toujours entre les mains de la Commission de la justice, de la législation et des droits de l’homme de la Chambre des conseillers. Il y a été étudié en détail sans que les conseillers puissent s’accorder sur une version finale à présenter au vote à la plénière. Pour sauver la mise, «et surtout pour ne pas se précipiter sur un sujet grave qui demande une mûre réflexion», nuance M’hammed Ansari, membre de la commission et du parti de l’Istiqlal, il a été décidé de soumettre le projet à une commission technique où sont représentés tous les groupes parlementaires pour améliorer ce qui peut l’être et l’affiner encore si possible. Cela étant, le Collectif associatif pour «l’éradication du travail des petites bonnes» poursuit son travail de plaidoyer pour l’amendement de ce projet de loi dans le sens de protéger autant que possible les mineures de l’exploitation dans le travail domestique. Vendredi 11 juillet, il a été reçu par le ministre de l’emploi et des affaires sociales, Abdesslam Seddiki. Composé de quatre ONG (INSAF, l’AMDH, l’OMDH et de l’association Bayti), ce collectif a présenté au ministre sa vision du travail domestique qui se veut en phase avec la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) et les conventions de l’OIT en la matière.
Le projet de loi 19-12 devrait, selon Omar El Kindy, vice-président de l’association Insaf, subir des modifications touchant trois points considérés comme essentiels. A savoir la fixation à 18 ans de l’âge d’admission au travail domestique; la définition de dispositions et d’instruments pour la «réparation» des effets de l’exploitation sur les «petites bonnes» retirées à leurs exploiteurs ; et, troisième point, l’implication coordonnée des départements ministériels dans l’éradication de cette pratique sociale indigne qu’est le travail dans les maisons des «petites bonnes». Et le collectif de dénoncer dans un rapport daté de juin dernier le principe même du travail de cette catégorie sociale et ses conséquences sur la scolarité et la santé des enfants mineurs.
Les chiffres d’abord: ce rapport estime entre 60000 et 80 000 le nombre de filles âgées de moins de 15 ans exploitées comme «petites bonnes». Contraintes à travailler parce que leur survie et celle de leur famille en dépendent, décrit le rapport, «elles supportent des conditions de travail et de vie dégradantes, ne correspondant ni à leur âge ni à leurs capacités physiques et psychiques. De plus, il s’agit d’une pratique d’exploitation de filles mineures, dont une grande majorité est âgée de 8 à 15 ans, qui se passe à l’intérieur des maisons, dans le secret et la duplicité collective». La majorité des 20 filles interrogées dans une enquête du collectif datée de 2010 ont déclaré qu’elles étaient à la fois physiquement et verbalement maltraitées par leurs employeurs. «Certaines ont travaillé avant 12 ans. D’autres ont déclaré que leurs employeurs les ont battues à l’aide de leurs mains, des ceintures, des bâtons en bois, chaussures, ou des tuyaux en caoutchouc. Trois décrivent le harcèlement sexuel ou l’agression sexuelle par des membres de la famille de l’employeur».
Le travail des enfants à la maison est synonyme d’isolement et de dépendance
Rappelons que le projet de loi 19-12 relatif au travail domestique traite des employés de maison d’une façon globale, il se veut un complément du code du travail qui stipule (article 4): «Les conditions d’emploi et de travail des employés de maison qui sont liés au maître de maison par une relation de travail sont fixées par une loi spéciale. Une loi spéciale détermine les relations entre employeur et salarié et les conditions de travail dans les secteurs à caractère purement traditionnel». Ce projet entend par le travail domestique le ménage, la cuisine, la prise en charge des enfants, la prise en charge d’un membre de la famille employeuse en raison de son âge, de son incapacité, sa maladie ou son handicap, la conduite de véhicule, les travaux de jardinage et la garde du domicile. En définissant ainsi le travail domestique, le gouvernement s’éloigne, selon la société civile, d’une loi spécifique sur le travail des «petites bonnes» qu’elle veut plus élaborée, et traiterait du monde de l’enfant au sens de la Convention internationale des droits de l’enfant ratifiée par le Maroc en 1993, et des recommandations de l’OIT. Cette dernière, dans un texte entré en vigueur en 2013, attire en effet l’attention sur les conditions de dépendance et d’isolement dans lesquelles s’effectue le travail domestique des enfants. «Cet isolement et cette dépendance rendent les enfants particulièrement vulnérables et, parfois, peuvent se traduire par de la violence physique, psychologique et sexuelle».
Les atermoiements de la Chambre des conseillers à propos du projet de loi 19-12 ne datent pas de juillet 2014. Dès que le projet lui a été soumis en juin 2013, elle a saisi, pour avis, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) et le Conseil économique, social et environnemental (CESE). En novembre de la même année, le conseil de M. El Yazami réagit par un avis qui se veut conforme au paragraphe (d) de l’article 3 de la convention 182. Se référant à cette dernière, il considère que les conditions dans lesquelles s’exerce le travail domestique, au moins dans le contexte marocain, «sont susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité de l’enfant». Et le conseil, se référant aussi à l’article 3 de la convention 138 de l’OIT fixant à 18 ans l’âge du travail (lequel par sa nature ou les conditions dans lesquelles il s’exerce est susceptible de compromettre la santé, la sécurité ou la moralité des adolescents), de recommander «de fixer l’âge minimum d’admission au travail domestique à 18 ans».
Pour les enfants entre 15 et 18 ans, le projet prévoit une autorisation écrite et légalisée de leurs tuteurs
C’est sur cette question d’âge, entre autres, que les avis divergent. Certains considèrent que le projet de loi 19-12 devrait rester en l’état pour être en accord avec le code du travail qui fixe, lui, l’âge d’emploi à 15 ans, quitte à ce que les mineurs entre 15 et 18 ans aient l’assentiment de leur tutelle pour travailler et soient protégés contre les travaux difficiles nuisant à leur santé. Ils ne voient pas pourquoi le travail des employés de maison assignés au ménage déroge à cette règle.
Comme le code du travail, le projet de loi 19-12 n’interdit en effet (article 6) le travail de maison que pour les enfants de moins de 15 ans, ceux entre 15 et 18 ans doivent avoir «une autorisation écrite et légalisée de leurs tuteurs». De même, ils devraient subir «une fois tous les six mois, un examen médical aux frais de l’employeur», et leur sont interdits les travaux ménagers «susceptibles de présenter un danger sur leur santé, leur sécurité…».
D’autres avis s’appuient sur celui émis par le CNDH et les conventions internationales en la matière. Ils rétorquent que le travail de ménage a ses particularités, il se fait entre quatre murs, c’est un phénomène social qui concerne une catégorie vulnérable de la population et génère des relations particulières d’exploitation. Il faut donc l’interdire formellement aux moins de 18 ans. Une façon, déjà, de se prémunir contre le fléau du travail des «petites bonnes». L’approche qu’on devrait par conséquent apporter au sujet, selon cette logique, transcende le strict aspect juridique et fait appel à d’autres spécialistes comme le sociologue, l’anthropologue et le psychologue. C’est pourquoi certains proposent même des sanctions très sévères, qui peuvent être la prison pour quiconque emploiera une fille mineure comme «bonne», car «sa place est à l’école».
Contacté par La Vie éco pour s’exprimer sur cette question d’âge et sur les autres divergences qui opposent les conseillers, le ministre de l’emploi, M. Seddiki, s’est contenté d’indiquer que l’affaire est désormais entre les mains de la commission mixte constituée pour régler les points de discorde et la confidentialité du travail de cette commission lui impose un droit de réserve. Sur le plan théorique, le projet 19-12 ne pose pas problème, estime M. Ansari, puisque le Maroc se doit de respecter les conventions internationales qu’il a ratifiées. «Le grand problème qu’il pose est celui de sa mise en pratique. La société marocaine est-elle assez mûre pour digérer une loi qui garantirait un SMIG et la déclaration à la CNSS à un employé de maison, qu’il soit jardinier, gardien, femme de ménage, chauffeur ou cuisinier?», s’interroge notre conseiller. Selon lui, ce projet poserait plus de problèmes qu’il n’en résout. Si on veut l’appliquer strictement, «les inspecteurs du travail et les tribunaux seront submergés de plaintes». Une autre opinion est partagée par plusieurs conseillers : On veut réguler ce secteur, «mais dans ce cas l’employeur de maison imposera à son employé une formation dans son domaine, cuisine, jardinage, garde des enfants…».
Quant au Collectif associatif pour «l’éradication du travail des petites bonnes», ce qui l’intéresse le plus c’est le traitement réservé dans ce projet de loi à la catégorie sociale vulnérable qu’il défend : une interdiction pure et simple du travail des filles de moins de 18 ans, et la création d’un instrument de suivi des mineurs victimes malgré elles de ce travail.
Au rythme où vont les choses, il faudra encore plusieurs mois avant que ce projet de loi sur le employés de maison ne soit adopté par les conseillers, et être soumis au vote des parlementaires. Il faut attendre la session d’octobre prochain, et encore…
