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Société

Les mille et une vies d’Istanbul

Istanbul est un carrefour où se côtoient tous les peuples voisins de la Turquie, notamment ceux des anciennes républiques soviétiques.
Deux Istanbul se font face, l’une européenne, libre et ouverte, l’autre asiatique, conservatrice et repliée sur elle-même

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La Turquie est un pays étrange. Ancré dans un Orient dont il fait partie historiquement et géographiquement, il livre au visiteur, par à coup, des sensations totalement européennes. A l’aéroport d’Istanbul, baptisé Kemal Atatürk (comment pourrait-il en être autrement), le trafic est très fluide. Des milliers de touristes britanniques côtoient, dans une insouciance joviale, des femmes en tchador noir en partance pour quelques républiques d’Asie centrale. C’est qu’Istanbul est la métropole culturelle et économique des ex-républiques soviétiques. Il n’est pas rare d’ailleurs, dans le centre commerçant de la ville, de rencontrer des vendeuses macédoniennes, des danseuses ukrainiennes ou encore des cireurs tchétchènes. La Turquie a tout fait, dès la chute du mur de Berlin, pour reconquérir son statut d’empire. Mais cette fois-ci, point de conquêtes militaires… Point de janissaires… Uniquement des hommes d’affaires et des chaînes de télévision.

Les Turcs, un peuple de commerçants
Et cela semble réussir à merveille puisqu’il suffit d’un tour au grand bazar et dans les rues adjacentes pour comprendre la vitalité insolente d’une économie qui était au bord du gouffre il y a seulement quelques années.
Les magasins croulent sous les marchandises, principalement le textile. Toutes les marques internationales sont imitées… Les prix sont très bas. Certaines boutiques, qui ne paient pas de mine, refusent de vendre à la pièce; c’est par centaines ou rien… A la vue d’une tête arabe, les vendeurs s’excitent. Ils apostrophent les passants par un «hajji hajji taâla». Dans un dialecte plutôt égyptien avec un fort accent, ils affichent leur identité musulmane : «Assalam Alukhum… Mouslimane ?» Si le hochement de tête est approbateur, le vendeur enchaînera par un «hamdoulillah» serein et intéressé. Les marchandages peuvent alors commencer.
Du côté de Taqsim Maydan, au cœur du centre européen de la ville, restaurants et hôtels affichent complet en cette fin du mois de mai. Et pour cause, Istanbul accueille la finale de la Champion’s League opposant les Anglais de Liverpool aux Italiens du Milan AC. La place de Taqsim Maydan est littéralement envahie par des hordes fagotées en rouge… Les supporters des Reds, dans un remake de Braveheart, ont déferlé sur la ville en chantant l’hymne du club, «Dont walk never alone»… Et ils ne marchent jamais seuls, les fans de Liverpool. Ils sont au moins 30 000 à faire le déplacement, le fanion à la main et la mythique cannette de bière dans l’autre… Les supporters consomment essentiellement la marque du sponsor du club… Ils s’attablent principalement dans les pubs arborant ostensiblement la publicité de ce sponsor… Le professionnalisme prend parfois des allures très festives… L’ambiance est magique, les rues ne désemplissent pas et les Anglais «dévalisent» tout magasin qui affiche le moindre centimètre carré d’étoffe rouge ou la moindre bouteille de bière fraîche… Des tonnes de tissu rouge et des hectolitres de bière sont écoulés en quelques heures… Les Turcs se frottent les mains. Trois kilomètres plus loin, les tifosis milanais festoient gentiment. Sans abus. Ils ont l’air bourgeois et ressemblent plus au public des courts de tennis.

Le cœur en Asie, les poches en Europe

Le stade Kemal Atatürk (ce n’est pas un gag) est un chef-d’œuvre architectural. Construit dans le but de convaincre le Comité olympique international qu’Istanbul mérite l’organisation des Olympiades d’été, le stade, flambant neuf, a fait le plein le soir du match. 68 000 spectateurs ont trouvé place sans bousculade ni crise de nerfs. Chaque spectateur, dûment menu d’un ticket valide et numéroté, pouvait rejoindre le siège qui lui était attribué… Quoi de plus normal, direz-vous ? Eh bien, pour comprendre la délectation des Marocains ayant fait le déplacement à Istanbul pour voir le match, allez suivre le prochain match des Lions de l’Atlas à Rabat ou à Casablanca. C’est un calvaire à vous faire prendre l’avion chaque fin de semaine pour aller en Anatolie supporter une équipe turque.
Après la victoire des Anglais, le boulevard Istiqlal (pour une fois une avenue qui ne s’appelle pas Kemal Atatürk) est le théâtre d’une grande fête. La partie européenne d’Istanbul fleure un air de liberté totale… Des couples enlacés, l’alcool coule à flots, les gens dansent et chantent à tue-tête. La police reste imperturbable, observe et contrôle. De loin. Le boulevard de l’Istiqlal est l’endroit idéal pour faire la fête. Dans les petites ruelles, les pubs et les bars restent ouverts jusqu’au petit matin. Les Sugar club (bars pour homosexuels) ne se cachent pas… Istanbul l’européenne est moderne, forcément moderne… Son cœur bat pour l’Europe et elle le fait savoir ouvertement. Le problème, parce qu’il y en a toujours un depuis que le monde est monde, est que de l’autre côté du Bosphore, l’ambiance est tout autre. Istanbul, l’asiatique, semble prendre volontairement le contre-pied de sa rivale européenne. Dans les rues de cette ville dortoir, le hijjab remplace les minijupes et les habits tendance… Les barbes hirsutes contrastent avec les faciès glabres de l’autre Istanbul. D’un seul coup, on quitte l’Europe et cet air libre qui y plane, pour plonger dans une ambiance moyen-orientale… Ainsi va la Turquie, le disque dur est en Orient, le clavier en Occident…