Société
Les femmes encore sous le joug
Si la bataille juridique
de la Moudawana a été gagnée sur le papier, l’égalité entre
les sexes ne prend pas le bon chemin sur le terrain.
Discrimination dans l’éducation, dans le travail, suraffirmation
de la supériorité masculine, violences de toutes sortes persistent.
En matière de perception du rôle de la femme, un fossé sépare
les milieux pauvres et déshérités des milieux urbains.

Pour fêter dignement son dixième anniversaire, notre confrère Femmes du Maroc (FDM) a mitonné mardi 27 septembre, au Royal Mansour, à Casablanca, un débat évaluatif sur le thème : «Où en est-on de l’égalité hommes-femmes au Maroc ? Chimère ou réalité ?». Un débat passionné et… un fait frappant : la tonalité désenchantée qui sourdait des différentes interventions, remarquablement argumentées, parfois chiffrées. L’égalité entre les deux sexes est un leurre, savamment entretenu, concluaient Yasmine Kettani Chami, Mustapha Aboumalek, Mustapha Bouhamdi, Nouzha Guessous Idrissi et Michèle Zirari.
Faut-il s’en étonner ? Au Maroc, vieux pays sexiste, aucune bataille gagnée par la femme ne l’est vraiment. Et plus elle clame son droit à l’autonomie, plus la réaction se fait incandescente. D’où la minceur du bilan d’un combat engagé il y a cinquante ans.
Un seul acquis, dans les années soixante, le droit de vote
Un combat qui, pourtant, avait commencé sous le signe de la liberté. A cette époque, le pays vient de secouer ses fers, les femmes affichent leur détermination à s’affranchir du joug masculin. Elles commencent par se délivrer du corset vestimentaire dans lequel les hommes les enferment. Les plus jeunes d’entre elles envoient valser voile, haïk et djellaba, découvrent leurs gambettes, se fardent le minois, portent des bas et deviennent «visibles». Visibles ? Trop peut-être, car ces signes d’émancipation sont perçus comme une volonté d’insoumission par les hommes, qui vouent aux gémonies le fameux Ittihad anniswi, «coupable» d’instiller dans les esprits féminins une telle «hérésie». Déjà, les machistes se servent de la religion pour préserver leur antique supériorité. Les féministes n’en ont cure. Elles savent que pour conquérir leur liberté, les femmes doivent accéder à l’instruction. Elles l’y incitent par des campagnes de «conscientisation». Des écoles pour filles s’ouvrent partout dans les villes, des cours d’alphabétisation sont donnés pour les moins jeunes, la planète d’Eve goûte aux joies de la connaissance. Scandale ! Ces filles-là ne vont-elles pas un jour disputer leur travail aux hommes ? Ce n’est pas exactement ce qui se passe. Dans un pays déchiré entre un modernisme inéluctable et une volonté de briser les liens culturels avec la colonisation, le repli sur la religion, et donc le conservatisme, fait retomber le soufflé de l’émancipation. Les diplômées sont confinées dans des secteurs «féminins» : dacylographie, secrétariat, santé, enseignement primaire. Avec des salaires de misère. Ainsi, malgré leur ardeur au combat, les femmes ne parviennent pas à arracher leurs droits personnels, sociaux et politiques. Elles ne bénéficieront, en fait, que d’une seule mesure importante : le droit de voter et d’être élues, acquis en 1963.
Mais, même ce droit de vote accordé aux femmes donne de l’urticaire aux machistes. Bientôt, elles nous gouverneront et nous serons sous leur botte, ça sera le monde à l’envers, éructent-ils. Qu’ils se rassurent ! Alors qu’on s’attend à ce qu’il prenne de la vigueur après sa victoire, le mouvement féminin se met à flancher, sous les coups de boutoir d’une réaction de plus en plus virulente, pour finir par rendre l’âme. Les sexistes soupirent d’aise, ils ont eu raison des «scélérates» qui remettaient en cause leur supériorité. Pas pour longtemps…
A l’aube des années quatre-vingt-dix déboule sur la place publique une génération de féministes autrement plus battante que la précédente. Elles s’appellent Latéfa Jbabdi, Najat M’jid, Rabéa Naciri ou Aïcha Ech-Chenna, pour ne citer que les plus emblématiques d’entre elles, et elles se font un point d’honneur de faire céder toutes les bastilles dans lesquelles les Marocaines sont séquestrées. La plus infâmante demeure la sacro-sainte Moudawana, qui confère à la femme un statut de mineure à vie. A coups de campagnes, de manifestations, de colloques et de tribunes dans la presse, elles tentent de persuader l’opinion de la nécessité de sa refonte. Dès lors, elles se mettent sur le dos sexistes et hommes de religion.
Avec la réforme de la Moudawana, un pan de la bastille a cédé
Moquées, traitées de tous les noms d’oiseaux, parfois menacées de mort, elles ne désarment pas, poussant l’audace jusqu’à défier les intégristes, résolus plus que jamais à éradiquer ces «mécréantes». Objet central de la haine intégriste, la Marocaine – comme toute musulmane – constitue un enjeu politique et existentiel. C’est autour de son statut, et de lui seul, que s’affrontent les membres de la société, celle-ci se dédoublant effroyablement : l’émancipation féminine met à nu la schizophrénie du pays. La double manifestation populaire qu’a connue le pays en mars 2000, – sans doute la plus «spontanée» aussi – en est la preuve. Pendant qu’à Rabat féministes et sympathisants sont dans la rue pour défendre le projet de réforme du code personnel, à Casablanca défilent les sexistes – dont nombre de femmes – sous la bannière islamiste pour flétrir les «impies».
En fin de compte, les féministes obtiennent gain de cause, grâce à un geste royal. Une nouvelle Moudawana est née, rendant un peu plus de dignité à la femme. En dépit de ses insuffisances, ses ambiguïtés et ses omissions, pointées, lors du débat de FDM, par Nouzha Guessous Idrissi, universitaire et ancienne membre de la Commission consultative pour la révision de la Moudawana, tout porte à croire qu’un pan de la bastille est détruit. «C’est gagné ! », se réjouissent les femmes, rien ne pourra plus arrêter la marche vers l’égalité. Au risque de jouer les Cassandre, disons que ce n’est jamais gagné.
Tout est à recommencer. Et le chemin qui conduit à l’égalité sera long, pénible et sans cesse entravé. Car, dans notre pays, plus la soif de liberté se fait impérieuse, plus on resserre les chaînes. En tout cas, le sombre tableau de la condition de la Marocaine ne prête pas à l’optimisme béat.
L’écart de revenus est de 60%, tous postes confondus
«Si les pays du Proche-Orient, d’Asie du Sud et d’Afrique réussissaient à réduire l’écart d’éducation entre les sexes, leur croissance annuelle serait de 0,5 à 0,9 point plus élevée qu’aujourd’hui», conclut la Banque mondiale, après une étude effectuée auprès d’une centaine d’Etats. Au Maroc, et c’est ce qui freine sa croissance économique, la discrimination dans l’éducation est flagrante. D’après les chiffres cités par Nasreddine El Efrit, président du groupe de presse Caractères et animateur du débat, en milieu urbain, 4 femmes sur dix sont analphabètes, dans les campagnes 8 sur dix. Effarant. Et cela devient alarmant quand on apprend, de la même source, que l’analphabétisme féminin tend à croître d’année en année : 5 millions de femmes analphabètes en 1982, 7 millions en 1998, 7,5 millions en 2003. Des chiffres à pondérer toutefois par la croissance de la population.
Sur le terrain, celles qui croient que la marche vers l’égalité est irréversible n’ont qu’à explorer le monde du travail, elles s’apercevront que, dans ce domaine non plus, ce n’est pas la vie en rose pour les femmes. Comment ? Ne les voit-on pas occuper des places dévolues naguère aux hommes exclusivement ? Des femmes aux commandes de bateaux ou d’avions, des femmes dirigeant des entreprises. Ce n’est qu’un effet vitrine, illusoire, comme il se doit. On rappelle que 66 % des femmes actives ne possèdent aucun diplôme, 17 % ont à peine le certificat d’études primaires. Aussi, ce sont les métiers subalternes qui sont leur lot : 15 % des femmes qui travaillent dans la ville sont des aides-ménagères, une femme active sur trois est ouvrière. Les rares femmes qui accèdent aux postes de cadres dirigeants dans les entreprises marocaines sont cloîtrées dans les secteurs des ressources humaines et de la communication. L’égalité des salaires ? On en est à mille lieues. Tous postes confondus, l’écart est de 60 %, selon Nasreddine El Efrit (revenu annuel du travail chez la femme : 2 299 dollars ; chez l’homme : 5 699). Et à revenu égal, la Marocaine a toujours un niveau de développement humain inférieur à celui de l’homme (0,55 contre 0,60). Dans les sciences et la recherche, comme aux postes-clés de l’université, leur représentation est dérisoire.
Dans la vie politique, même constat : en 1993, une femme a été élue au Parlement, on a prédit une percée significative de la femme dans un pré carré masculin. Erreur! En 2003, seules 2 femmes, une ministre déléguée et une secrétaire d’Etat figurent parmi les 33 membres du gouvernement. Sur les 22 943 élus municipaux, 127 seulement sont des femmes. Au Parlement, elles ne sont que 35 sur 583. Conclusion, dans la vie politique, dont l’univers, les valeurs et le mode de fonctionnement ont été définis une fois pour toutes par des hommes, les femmes marocaines ne trouvent pas leur place. Dès qu’elles s’y aventurent, c’est un véritable tir de barrage qu’elles suscitent.
Tout cela découle, bien entendu, d’un cumul culturel qui dépasse de loin les cinquante dernières années, un mix dans lequel on retrouve à la fois perception religieuse, coutumes et croyances. En un mot ? Le Maroc tarde à se défaire de ses préjugés sur les femmes.
A la fois «inférieures» et responsables de l’honneur de la famille
Car aussi avancés soient les textes, les femmes doivent toujours en découdre avec un machisme ambiant que même les lois n’arrivent pas à décourager. Dans leur foyer, observe le sociologue Mustapha Aboumalek, elles paient un lourd tribut à cette liberté procurée par leur travail. Recrues de fatigue, elles doivent souvent faire les commissions, le ménage, préparer le repas et aider leurs enfants dans leurs révisions. Malgré tous ces déboires, les femmes actives sont encore regardées d’un mauvais œil par les machistes. «Je possède une licence de littérature anglaise et je n’ai pas réussi à me faire embaucher. Les employeurs préfèrent les jeunes filles. Comme ils sont vicelards, ils les font passer à la casserole puis leur accordent un emploi. C’est toutes des p… qui volent leur travail aux hommes», proteste un jeune. Trop cru ? Surtout trop souvent cru.
«La vie c’est l’homme dehors, la femme dedans», clame-t-on, dans les milieux pauvres surtout. Dans les quartiers déshérités, la hiérarchie des sexes est implacable : les filles sont à la fois infériorisées et responsables de l’honneur de la famille. Aussi, leur vie se trouve-t-elle placée sous la contrainte et le regard des autres. L’une des manifestations de ces ghettos, c’est le retour en force des formes d’organisation sociale traditionnelles, fondées sur le machisme et le patriarcat. La ségrégation, le mépris, la misère sexuelle, les tabous, la force comme seule source de l’autorité. Celles qui aspirent à l’émancipation sont taxées de «putes», celles qui se plient aux règles imposées sont traitées comme des servantes. Rencontrée à Sidi Moumen, Samira évoque les viols collectifs qu’elle a subis. Une femme, la trentaine, dit avoir été brûlée au pied par sa mère quand elle lui a dit avoir été abusée par le voisin et vieux fqih. Une autre raconte son parcours dans la prostitution après avoir été violée par son cousin. «Pute»… ou soumise, affreuse alternative.
Ceci pour la face sombre, car il existe aussi une face éclairée, qui, elle, est surtout visible en milieu urbain au sein des classes moyennes et supérieures. Un milieu où les préjugés sur la femme comencent à s’estomper, où bien avant le coup de pouce de la Moudawana, femme et homme sont plus rivaux à la loyale que des dominants/dominés, où l’on trouve des maris qui assument une partie des tâches du foyer et où, enfin, la femme qui vit sa vie n’est pas considérée comme une fille de petite vertu. Combien sont-ils et sont-elles dans ce cas ? Si peu, malheureusement, mais la tendance existe et les féministes de tous bords aimeraient bien appuyer sur le champignon.
En substance, si les Marocaines ont gagné la bataille juridique de la Moudawana sur le papier, l’égalité reste un leurre sur le terrain dans la plupart des régions du pays. L’ordre masculin n’a pas craqué de toutes parts comme attendu. Pour autant, les féministes ne baissent pas la garde. Elles reprennent leur combat. Ceux qui ont entendu le cri de Aïcha Ech-Chenna, lors du débat du mardi 27 septembre, en sont convaincus. Un cri de révolte, un cri d’espoir.
