Société
Les collèges otages des profs grévistes
5 200 enseignants, s’estimant lésés par le système de promotion, observent des grèves à répétition et menacent de boycotter les examens.
Blocage : l’Education nationale refuse de négocier avec le syndicat ad hoc qui représente cette catégorie de profs.
Ulcérés par des débrayages qui durent depuis janvier 2004, les parents d’élèves montent au créneau et recourent à des sit-in.

Mohamed M., père de deux élèves de treize et de quinze ans qui suivent leurs études dans un collège à Casablanca, ne sait plus à quel saint se vouer. Il ne mâche pas ses mots et a du mal à ravaler sa colère : «Une à deux fois par semaine, mes gosses reviennent bredouilles de leur école. Ils jettent leurs cartables et s’emparent de la télécommande. Quand je leur demande pourquoi ils sont revenus si tôt de l’école, ils me répondent, un brin de joie dans la voix, que leurs professeurs sont en grève. Je commence à haïr ce mot. Ça dure depuis des mois, alors que la période des examens approche. Quel gâchis ! Ce qui me rend fou est la nonchalance et l’impéritie de ceux qui gouvernent ce pays à prendre les taureaux par les cornes. On dirait qu’ils font tout pour donner le coup de grâce à l’école publique.» La sincérité avec laquelle ce parent d’élèves, chirurgien dentiste de son état, exprime son malaise, est partagée par des milliers de ses sembables au Maroc, du moins ceux qui n’ont pas les moyens de payer l’école privée à leur progéniture. Certains, pour permettre aux leurs de maintenir le cap, se saignent à blanc pour leur payer des cours supplémentaires. Pis : au début de ce mois de mai, la rumeur d’une année blanche dans les collèges se propage comme une traînée de poudre. C’est la panique dans les rangs des parents d’élèves.
Il y a de quoi être inquiet, en effet, les débrayages des enseignants durent depuis l’année dernière. D’abord ça a été une heure de grève par semaine lors du premier semestre de 2004. Ensuite deux heures hebdomadaires au cours du second semestre. La contestation a augmenté d’un cran à partir de janvier 2005 : deux jours de grève par mois. Puis à partir de mars, la machine s’est emballée : 6 jours d’arrêt de travail par mois. Elle atteint son point culminant au mois de mai courant, lorsque l’Instance nationale de l’enseignement (INE), une centrale syndicale ad hoc qui chapeaute le mouvement contestataire a menacé, dans un communiqué, de boycotter les examens de la troisième année du collège et de ne pas livrer à l’administration les notes des autres niveaux. L’année blanche, dans certains collèges où le débrayage est largement suivi, se profile sérieusement à l’horizon.
Il y a certes injustice mais quid du service public ?
Pourquoi ce bras de fer déclenché par quelques milliers de fonctionnaires de l’enseignement public, groupés au sein d’un petit syndicat, et que revendiquent-ils au juste ? En fait, les contestataires sont au nombre de 5 200, selon la direction des ressources humaines du ministère de l’Education nationale (MEN). Leur griefs tiennent au fait qu’ils se sentent lésés de leur droit à la promotion, de l’échelle 9 à l’échelle 10 et de cette dernière à l’échelle 11. Ce nombre serait beaucoup plus important si l’on en croit les instigateurs de la grève. Mohamed Sima, professeur d’arabe au collège Yacoub El Mansour de Mohammédia et membre de l’INE, avance le chiffre de 21 165 enseignants qui n’auraient pas bénéficié d’une promotion méritée ; certains auraient plus de 25 ans d’ancienneté. Dans leur écrasante majorité, selon la même source, ce sont des diplômés des CPR (Centres pédagogiques régionaux) qui n’ont jamais été instituteurs «comme le prétend le MEN. 701 seulement sont passés par l’école primaire», certifie-t-il. L’injustice dont se plaint cette catégorie de professeurs est que, pour avoir accès à l’échelle 11, on exige d’eux une ancienneté de dix ans. Or, la plupart peuvent faire valoir une ancienneté de 17 à 25 ans. Système jugé injuste, irrationnel. Pour s’inscrire sur les listes de promotion à l’échelle 11, une fleur a été faite à cette tranche lésée par le MEN sous forme d’ un bonus de trois ans d’ancienneté de moins par l’accord conclu, le 28 janvier 2004, relatif au dialogue social. Loin d’apaiser la colère des professeurs, cette mesure n’a fait qu’attiser le feu. Depuis, les débrayages ont commencé.
Latifa El Abida, directrice des ressources humaines au MEN, qui nous reçoit dans son bureau deux jours seulement après sa promotion, comme secrétaire générale du ministère (voir portrait en p.22), juge effectivement «non juste et irrationnel, même avec le bonus, ce système de promotion. Nous avons jugé nécessaire de rouvrir le dialogue sur ce point avec les centrales syndicales en janvier 2005» ; lequel dialogue était appelé à reprendre le 17 mai.
Pourquoi ne pas ouvrir directement les négociations avec les grévistes représentés dans leur syndicat ? Ce petit syndicat n’a pas de représentativité dans le comité paritaire, répond la nouvelle secrétaire générale, «et nous n’avons pas pas à dialoguer avec ses représentants. Les trois années de bonification ne suffisent certes pas, et nous sommes en pourparlers avec les centrales pour résoudre le problème. Il ne faut pas prendre les élèves en otages. Le message est reçu, le ministère se penche sur le dossier, mais il faut continuer à assurer un service public au lieu de menacer de boycotter les examens et de délivrer les notes de fin d’année. Ces grèves deviennent inacceptables, et, faute de dialogue avec ces gens, le ministère a décidé d’opérer des retenues de salaires pour service non assuré.»
C’est l’impasse : un syndicat qui refuse de déposer les armes, jugeant ses revendications légitimes et qui appelle à la grève, un droit garanti par la Constitution ; un gouvernement qui fait la sourde oreille, n’acceptant comme interlocuteurs que les cinq grandes centrales syndicales, les plus représentatives, celles parties prenantes dans le dialogue social (*) ; et des élèves, entre l’enclume et le marteau, qui paient les frais d’un bras de fer qui s’éternise. A bout de patience, les parents ont fini par réagir et leur initiative a fait boule de neige. Organisés au sein de l’Union des fédérations des parents d’élèves du Grand Casablanca, créée en février 2002, ils veulent, eux aussi, faire entendre leur voix. D’abord par des communiqués de presse, ensuite par des sit-in. Leur objectif est clair : exercer une pression, aussi bien sur le gouvernement que sur les grévistes, pour trouver au plus vite une solution équitable qui débouchera sur la reprise normale des cours et la tenue des examens dans leur échéance.
Mohamed Qnouch, président de l’Union des fédérations des parents d’élèves, juge que la responsabilité est partagée. «D’abord celle de l’Etat qui refuse d’ouvrir un dialogue avec les grévistes. Ensuite, celle de ces enseignants lésés et dont nous comprenons le malaise. Mais nous jugeons la démarche maximaliste de ces derniers inquiétante pour l’avenir de nos enfants. Si le nouveau syndicat s’est senti trahi et accuse les cinq centrales d’avoir vendu la mèche, c’est son affaire. Ce qui compte pour nous est la défense de l’intérêt de nos enfants. Espérons que l’année blanche n’ait pas lieu». En tout cas, il semble que l’on se didirige vers un climat plus raisonnable. Un accord a été trouvé, il y a quelques jours. Le dossier, a-t-on promis, sera soumis au gouvernement.
La multiplication des syndicats nains fait craindre une instrumentalisation
Ce mouvement de protestation des parents d’élèves est un fait nouveau dans la société marocaine. A ce titre, il est à méditer : c’est la première fois au Maroc que les parents s’unissent contre une grève dans l’enseignement.
Commentant cette nouvelle donne, Abderrahim Zriouyl, inspecteur de philosophie et ancien activiste dans le mouvement de gauche des années 1970, estime qu’il y avait toujours eu des grèves de professeurs et d’élèves qui duraient des mois et des mois, mais personne ne bougeait le petit doigt. Une année blanche importait peu. Bien plus, « les politiques de gauche faisaient flèche de tout bois et instrumentalisaient, à travers leurs centrales syndicales, le secteur de l’enseignement, élèves ou professeurs, pour attiser la lutte sociale. Une contestation des parents d’élèves qui s’insurgent contre une grève, courte ou longue, était inimaginable. C’est symptomatique d’un nouvel état d’esprit chez les Marocains.»
Par ailleurs, la multiplication de syndicats nains inquiète, en effet, plus d’un acteur politique et social. Boudés par les grandes centrales syndicales et par le gouvernement, ces «microsyndicats» risquent de se multiplier dans d’autres catégories socioprofessionnelles (le secteur de la santé et les inspecteurs de l’enseignement secondaire ont aussi les leurs). En s’amplifiant, le phénomène a toutes les chances d’être instrumentalisé, commente M. Zriouyl, par le parti dont on a le plus peur : le parti islamiste. « Les islamistes ont repris du poil de la bête dans le secteur de l’enseignement, un secteur que les grandes centrales dominaient naguère et qui tombent désormais, exploitant le malaise dans cette catégorie socioprofessionnelle, dans l’escarcelle de l’idéologie islamiste. On ne peut pas étouffer ce phénomène par sa simple condamnation».
Dans tout cela, c’est l’école publique, celles de millions d’enfants de ce pays, qui encaisse tous les coups et qui perd de sa crédibilité.
Les parents d’élèves, commente M. Qnouch, en inscrivant leurs élèves dans des écoles privées, jouent le jeu de l’Etat, et de certains organismes internationaux qui encouragent la réduction des effectifs dans les établissements d’enseignement public. Ils sont en train de tuer, ainsi, l’école publique
Au cours des dernières semaines, les jours «sans» ont été particulièrement nombreux…
Un système de promotion complexe
Il faut d’abord signaler que le recrutement à l’échelle 10 se fait depuis 1993 ( avec quelques modifications du système intervenues en 1994 et 1995) selon trois conditions : au choix après avoir passé 15 ans d’ancienneté dont 6 dans le grade. Au diplôme professionnel au terme de quatre années d’ancienneté. Et au diplôme sur simple présentation de la licence. Pour les deux options, au choix et concours professionnel, la promotion ne se fait pas automatiquement mais sur la base d’un quota de 15 % des postes budgétaires, qui devient 25 % en 1993 après modification de l’article 26 du statut de 1985. Pour passer de l’échelle 10 à l’échelle 11, il faut que le professeur ait passé encore 10 ans d’ancienneté. Or il y a une catégorie de professeurs qui avaient passé entre 17 et 24 ans d’ancienneté pour accéder à l’échelle 10 en 1997 (16 000 ont profité cette année d’une promotion exceptionnelle, c’est-à-dire tous ceux qui avaient passé 10 ans et plus d’ancienneté à l’échelle 9). Pour passer à l’échelle 11 il leur faut donc galérer 10 autres années d’ancienneté, donc jusqu’en 2007. Pour beaucoup, ça sera l’âge de la retraite sans jamais profiter de cette promotion
Ce qu’en pense Abderrahim Zriouyl, inspecteur de philosophie
Un parent d’élève trouve toujours illégitime et irrationnelle la grève d’un enseignant. Parce que c’est son enfant qui paie les frais. Lui aussi est perdant parce qu’il sera obligé de se saigner à blanc pour inscrire son enfant dans une école privée où ce phénomène de grève n’existe pas. Faut-il légitimer pour autant les revendications des parents, de ces usagers de l’école publique et fustiger l’action des enseignants dont les revendications sont aussi légitimes ? La grève est un droit garanti par la Constitution. C’est l’Etat qui doit dialoguer et résoudre le problème des grévistes. Les enseignants ont le droit d’agir, les parents celui de protester. Nous sommes en train de vivre ce qu’on appelle en France le problème des usagers : il suffit qu’une grève se déclenche dans une société de bus ou de métro pour que les décideurs politiques mobilisent les usagers contre les grévistes. Ils créent un effet de bascule entre une revendication socioprofessionnelle et la revendication des usagers .
