Société
Le salaire annuel de 11 000 «smigards» dépensé en Loto !
Les ventes ont triplé en l’espace de sept ans : 87,6 MDH en 1995,
265 MDH, en 2001.
La distribution s’élargit : les réseaux de vente sont passés
de 300, en 1995, à 2000, en 2003.
Depuis le 30 août dernier, le Loto marocain procède à son
propre tirage, gagnant ainsi deux heures de vente.

«C’est la crasse de ce bas-monde», disent vertueusement les Marocains à propos de l’argent. Le démon du fric, apparemment, ils n’aiment pas. Quand on doit trimer dur pour civiliser ses fins de mois, quand on recourt aux établissements de crédit pour vêtir ses enfants ou acheter le mouton de l’Aïd, on est en droit de stigmatiser l’argent facile et baladeur. Celui des banquiers, des PDG et des fouteux surpayés. Mais si l’argent facile est fustigé, son rêve, lui, a le vent en poupe. Deux fois par semaine, nombre de Marocains font la queue chez le buraliste du coin afin de cultiver l’oseille qu’ils ne trouvent pas sur leurs bulletins de paie. Ils y achètent des tickets de Loto sans lesquels ils seraient comme privés d’espoir. Que celui qui n’a jamais cédé à la tentation irrésistible de toucher le pactole nous jette la première boule ! Et lorsque la prime flirte avec le milliard de centimes, le Loto devient le sujet favori des conversations, au travail, dans les bistrots, entre époux. Il est alors la lueur qui illumine des millions de cerveaux. «Quand la mise atteint 5 000 000 de dirhams, je n’arrive plus à me concentrer sur mon travail. Je m’imagine détenteur du gros lot et je bâtis un tas de projets mirobolants. Ça me distrait de la routine», confie Faraj. «Une fois, dans mon rêve, une voix me conseillait de jouer six numéros particuliers. A mon réveil, je n’arrive plus à m’en souvenir. Depuis, je dors très mal, à force de guetter cette voix. Je suis persuadé de l’entendre de nouveau. Après, à moi la fermette au bord de l’étang de mes rêves!» Combien de pensées secrètes errent-elles ainsi chaque jour, bercées par ce paquet d’argent imminent qui va métamorphoser la destinée ?
On ne joue pas au Loto parce qu’on est pauvre
Cependant, à en croire les responsables de la Loterie nationale, gestionnaire du Loto marocain, les gens ne se réfugient pas dans le fol espoir du gros lot parce qu’ils sont miséreux ou qu’ils veulent changer le cours de leur vie. Le Loto serait un pur divertissement, une récréation futile, un fantasme innocent qui détend. On y joue, par ludisme, sa date de naissance, celle de son épouse ou de ses enfants, entre amis, en famille ou avec des collègues. Parfois, on oublie qu’on a joué. Comme ce malheureux Fassi qui, il y a dix ans, ne s’est pas présenté pour réclamer son gain, qui se chiffrait, quand même, à 3 millions de dirhams.
Il n’empêche que pour assouvir leurs fantasmes en or massif, les Marocains ont claqué, en 2001, la bagatelle de 265 millions de dirhams. Bien sûr, une partie de cette manne revient aux heureux élus de la chance : 51% ; 20% sont reversés à l’Etat, 14% tombent dans l’escarcelle de la Société de gestion de la Loterie nationale, 12% s’acheminent vers le fonds de réserve où est puisée la prime de relance et, enfin, 3% vont à des dépenses diverses. Mais on reste saisi en s’apercevant que cette mise totale représente le salaire annuel de plus de 11 000 smigards. Et le meilleur est à venir. Alléchés par la perspective d’encaisser des gains bien plus alléchants que ceux du tiercé, par exemple, les Marocains trottinent de plus en plus allègrement vers les comptoirs dispensateurs de juteux rêves. C’est ainsi que les ventes de billets ont triplé en l’espace de sept ans.
Ce ne sont pas les rupins qui sont séduits par le Loto, précise Arafa Bouchareb, directeur de la Loterie nationale, mais les petites gens ou les cadres moyens. Dans la liste des gagnants du gros lot, on trouve essentiellement des chômeurs, des commerçants, des fonctionnaires, des employés et des étudiants. Qu’importe la profession, pouvu qu’avec le gain on puisse présenter les fameux signes extérieurs de richesse. Les mordus du Loto n’en font pas mystère. En s’offrant un 4×4 avec son gros lot, tel chômeur n’a fait qu’obéir, de manière pathétique, à cette injonction du paraître. Lequel, curieusement, se conjugue avec une exigence d’anonymat. Peu de gagnants acceptent de paraître en public. Parfois, ils poussent le bouchon très loin, tel ce Casablancais, gagnant, en juillet dernier, de 11 068 369 MDH, qui a refusé fermement de présenter sa carte d’identité aux responsables du Loto. Autant de gagnants, autant d’attitudes, souvent imprévisibles. Ainsi celle de ce comptable dans son hôtel de Fès (19 879 358 DH) qui, craignant qu’on le grugeât, s’est fait accompagner, au siège de la Loterie nationale, par son avocat, son banquier, sa femme et d’autres membres de sa famille.
Aucun gagnant du gros lot n’avoue être un parieur obsessionnel. Ceux-ci ne sont pas légion. Et ceux dont l’attirance pour le Loto est devenue irrépressible font plutôt un usage modéré de cette drogue douce. Ils ne consacreraient pas plus de 96 DH par mois à leur passion, selon Arafa Bouchareb. D’ailleurs, statistiquement, on a six fois plus de chances d’être victime d’un accident d’avion que de gagner au Loto. Et ceux qui ne prennent pas l’avion ont une chance sur quatorze millions.
On favorise la fréquence des mises et non le montant des enjeux
Cette évidence, Zouheir l’aura saisie à ses dépens : «Je jouais régulièrement, mais mes mises ne dépassaient pas 8 à 10 DH. Jusqu’à ce que le gars de Fès ait empoché presque 2 milliards de centimes. Je suis devenu fou. Je misais jusqu’à 500 DH. Deux fois par semaine, huit fois par mois, ça chiffre. Je ne payais plus mon loyer, j’étais criblé de dettes. Je n’ai jamais touché le gros lot, mais j’ai perdu l’estime de mes amis créanciers et la confiance de ma femme».
L’exemple malheureux de Zoubeir est isolé. Il est rare que l’impulsion de jouer au Loto se transforme en compulsion. A la différence du casino, du poker ou des paris sur les champs de courses, qui établissent une relation directe entre l’importance des sommes misées et l’espérance de gains, le Loto n’est pas susceptible de générer cette rage de jouer qui conduit à l’autodestruction.
Des réseaux de vente informatisés
Tout en tenant à son image familiale, le Loto marocain s’attache à susciter les paris du plus grand nombre, en cherchant d’abord la fréquence des mises, et non l’augmentation des enjeux. Pour ce faire, il a commencé par introduire un second tirage hebdomadaire, en 1991. Huit ans plus tard, il a procédé à l’informatisation de ses réseaux de vente. Ceux-ci se sont élargis, passant de 300, en 1995, à 2000, en 2003. Ce n’est pas tout. Pour attirer le chaland, la prime de relance est, depuis l’an dernier, passée de 1 million à 2,5 millions de dirhams. Enfin, dans le dessein d’augmenter encore plus ses recettes, le Loto s’est affranchi de la tutelle de son homologue français, en lançant son propre tirage, depuis samedi 30 août dernier. «A cause du décalage horaire, nous perdions deux heures de vente. Autant de manque à gagner pour nous et de frustration pour les parieurs qui ne pouvaient être libres avant 18 heures», explique M. Bouchareb. Désormais, les accros du Loto pourront lambiner à leur guise avant de se rendre à leur point de vente. Ils auront aussi le loisir d’assister aux tirages, qui s’effectuent à Vidéorama, en présence des réprésentants du ministère des Finances, du ministère de la Justice, de la Direction générale de la Sûreté nationale et de la Loterie nationale
