Société
Le Maroc conquis par la «shishamania»
A Casablanca, on compte pas moins d’une centaine de cafés-narguilés.
Et le meilleur est à venir.
Les adeptes de la «shisha» sont majoritairement des femmes. Cadres
supérieurs, avocats et médecins en tâtent aussi.
Réduction de la dépendance vis-à-vis des cigarettes, aversion
pour l’Occident, sensualité du rituel…
Les raisons sont aussi diverses que futiles.

Ce matin, Karim, 26 ans, se réveille avec un terrible mal de tête. A-t-il trop forcé, la veille, sur la shisha ? «Ça va passer, dit-il. Une bouffée de shisha et il n’y paraîtra plus. Mais il faut que j’y aille mollo avec la boisson. C’est la cause de mon mal. La shisha ne peut faire que du bien, mais quand on l’accompagne de bière ou de vin, à grandes doses, c’est l’explosion garantie». Karim gagne sa vie le jour en vendant des disques dans une boutique du centre-ville casablancais, et distille ses soirées dans des fumettes aussi acharnées que partagées, en des lieux qui poussent dru, ces derniers temps, tant le filon est juteux. Sachez, en effet, qu’une prise de 25 grammes coûte entre 20 et 100 DH, selon la qualité de l’endroit, alors que la boîte de pâte de 50 grammes est disponible chez les buralistes au prix de 18 DH. Si on y ajoute les ornements nécessaires, boisson et provisions de bouche, la partie de narguilé revient cher. « Les jours fastes, jusqu’à 300 DH. Car je suis amateur de bière, et j’en descends en grande quantité. Quand je suis dans la gêne, je me limite à 30 ou 40 DH», confesse Karim, que nous retrouvons plus tard, dans un bistrot à l’enseigne évocatoire d’une barque vénitienne, trônant au milieu de deux lolitas, visiblement grisées par les émanations odorantes répandues par le narguilé.
Entre 20 et 100 DH la prise de 25 grammes
Qui l’eût cru ? La vague de shisha n’est plus l’apanage des fervents du mode de vie moyen-oriental. Quand, au mitan des années soixante-dix, les rupins golfiques en goguette défaisaient leur drôle d’attirail dans les salons des palaces ou dans les boîtes de nuit, on les regardait de haut. Il faut dire qu’à cette époque, les planeurs dans l’azur du ciel empruntaient les voies de haschish. Les plus sages cherchaient l’illumination dans ce bon vieux kif des familles, qui avait attiré sur nos rivages toute une horde d’écrivains beatniks, de Bowles à Burroughs, en passant par Ginsberg et Kerouac. Ce temps-là semble révolu. La shisha ne se limite plus à être un signe d’appartenance : jeunes et moins jeunes, hommes et femmes s’y adonnent… Tous à vos pipes ! Il y a trois ans, lorsque les narguilés commencèrent à envahir les lieux de sociabilité, des observateurs, mi-horrifiés, mi-fascinés, promirent à cette mode un avenir de courte durée.
Raté : aujourd’hui, non seulement la shisha a conquis la bulle hermétique des adolescents, mais, en plus, à en croire les professionnels, les cadres supérieurs et professions libérales sont atteints par la fièvre «shishateuse». Le directeur d’une banque, qui a pignon sur rue, avait coutume de se rendre dans l’un des cafés du Hay Moulay Abdallah, à Casablanca, pour assouvir son plaisir. Un jour, il fut surpris en flagrant délit de planage par un de ses subalternes, qui ne manqua pas de vendre la mèche. «Je fus sévèrement sermonné. J’ai fait amende honorable. Mais il m’était impossible de renoncer à la shisha». Il se résolut alors à débourser 1000 DH pour acquérir un narguilé de provenance libyenne, et se mit à fumer dans le secret de sa villa. «Quand je me suis présenté devant ma femme, un narguilé dans les bras, elle a poussé un cri horrifié. Elle ne pensait pas que j’étais devenu aussi accro. Aujourd’hui encore, je ne peux pas fumer en sa présence».
Pourtant, les patrons de cafés-narguilés sont formels : ce sont les femmes, souvent jeunes, qui représentent la majorité de leur clientèle. Serait-ce parce que le narguilé évoque une forme féminine ? Qui est cette princesse dans son palais, la main sur sa hanche posée ?, interroge une devinette jordanienne. Le fourneau est en effet pareil à une couronne ; le corps balustre, élégant et galbé, rappelle celui d’une femme. Quant à la courbe du tuyau qui se love autour du mât, elle est comparable au contour du bras. Enfin, le palais est une métaphore de l’ambiance dans laquelle se déroule une séance : coussins, tapisseries, végétation, etc. Que les femmes soient plus sensibles aux plaisirs de la shisha n’est pas une spécificité marocaine. Par le passé, les femmes de l’entourage du shah de l’époque passaient leur temps à fumer le narguilé. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les femmes turques de la haute société aimaient aussi à se faire photographier près de leur narguilé. Ce phénomène a été immortalisé par Eugène Delacroix dans ses langoureuses Femmes d’Alger. Le peintre Jean-Léon Gérôme Ferris le captura aussi dans deux tableaux flamboyants : Jeune orientale au narguilé et L’allumeuse de narguilé. Quant à Alphonse de Lamartine, il troussa un fameux sonnet exaltant les fumeuses : «Quand, ta main approchant de tes lèvres mi-closes / le tuyau de jasmin vêtu d’or effilé/Ta bouche, en aspirant le doux parfum des roses/fait murmurer l’eau tiède au fond du narguilé […]»
La shisha a la forme d’une femme… ou d’un minaret
Mais quittons vite ces hauteurs pour replonger dans la galaxie des «shishaphiles». Interrogés sur les raisons de leur choix, ils fournissent des réponses, parfois triviales, souvent intéressantes. Mouna, 25 ans, les cheveux bleus, confie avoir troqué la cigarette contre la shisha. «Je fumais deux paquets de blondes par jour. Le matin, je toussais affreusement et, toute la journée, mes vêtements puaient le tabac. A ma dernière augmentation, j’ai dit stop et je me suis mise à «shisher». Cela me procure un bien-être certain, me revient moins cher et ne laisse pas d’odeur». Hakim, publicitaire, considère que cet «objet unique d’essence divine», qui marie la flamme et le parfum, invite à la création et délie l’esprit, lui permettant de concevoir des trouvailles ingénieuses. Avis partagé par Zouheir, flic de son état et poète à ses heures perdues, qui fréquente un café-narguilé ressemblant, à s’y méprendre, au Fichaoui cairote, pour féconder sa muse. Rachiqa, femme au foyer, a jeté son dévolu sur la shisha pour une raison insoupçonnée. A 20 ans, elle faisait le désespoir de ses parents pour ne pas avoir trouvé de parti. Elle arborait un joli minois mais des formes étiques. Un jour, une amie bienveillante lui vanta les vertus «pondérales» de la shisha.
Elle se mit à écumer les cafés-narguilés, prit du poids et rencontra son futur mari. Pour Hassan, 30 ans, la shisha est un symbole de résistance contre l’occidentalisation : «L’Occident veut notre perte. Alors il nous envahit de cigarettes et d’alcool pour nous tuer à petit feu. C’est pouquoi j’ai choisi la shisha. C’est la jouissance de tout bon musulman. Elle vous rapproche d’Allah. N’avez-vous pas remarqué que le narguilé à la forme du haut d’un minaret ?» Les voies du seigneur sont impénétrables !
Pour d’autres, c’est une drogue. Aïcha y a été entraînée par son fiancé. L’expérience s’est révélée si «planante» qu’elle l’a renouvelée à plusieurs reprises, au point d’en devenir dépendante. «Beaucoup me disent que la shisha n’a aucun rapport avec le hashish. C’est peut-être vrai, mais moi, je ne ressens pas la différence. Parvenue à une certaine dose, j’entends des voix, j’ai des hallucinations, je décolle carrément». Enfin, Raouf n’y trouve aucun plaisir particulier. S’il hante les cafés-narguilés, c’est pour y débusquer des proies faciles. A croire que partager une pipe crée des liens intimes. Toujours est-il que les coureurs dejupettes font, en ces lieux, leurs provisions de nymphettes. Celles-ci y sont tellement assidues que la police est aux aguets. Pas moins de vingt cafés-narguilés casablancais (la ville en compte une centaine) ont été fermés.
Voilà donc les Marocains pris dans les rets de la shisha, à l’instar de millions d’individus à travers le monde. Est ringard celui qui n’a pas son narguilé. Il y en a pour toutes les bourses, les plus courants varient entre 4 00 et 1 000 DH, les plus stylés atteignent allégrement les 10 000 DH, et davantage. «L’art ne reste pas étranger à cette délicate jouissance. Il y a des narguilés d’or, d’argent et d’acier ciselés, damasquinés, niellés, guillochés d’une façon merveilleuse et d’un galbe aussi élégant que celui des plus purs vases antiques. Les grenats, les turquoises, les coraux et d’autres pierres plus précieuses en étoilent souvent les capricieuses arabesques», écrivait Théophile Gautier, en 1856. Depuis, on a encore affiné le narguilé. Mais à chacun selon ses moyens, le plaisir restant relativement égal. Ce plaisir est distillé par une sorte de mélasse, appelée moâssal, parfumée. Au Maroc, l’éventail des parfums n’est pas large, du moins en ce qui concerne les mélasses commercialisées par la Régie des tabacs (18 DH les 50 grammes, 64 DH les 250). De fait, on en trouve uniquement à la pomme, à la fraise, à la menthe et à la réglisse ou, pour les gorges délicates, le très fin Cheikh Al Arab.
Le narguilé serait né au XVIe siècle sur les rives du Bosphore
Pratique culturelle populaire dans le proche et lointain Orient, le narguilé, né, affirme-t-on, sur les rives du Bosphore, reste muet sur sa date de naissance. Le premier à en avoir fait mention fut le poète persan Shirâzy, vers la fin du XVIe siècle : «Le narguilé s’enrichit de tes lèvres/Et son bec devient une douceur / Ce n’est point la fumée qui enrobe ton visage / C’est un nuage qui glisse vers la lune». Mais son origine remonte probablement plus loin. Ce qui n’a pas empêché cet art de vivre, de se répandre jusqu’en Chine, en France et aux Etats-Unis. Le Maroc, qui a longtemps résisté à l’assaut de cette «turquerie», en est, aujourd’hui, un adepte fervent. Car, plus qu’une pratique importée, le narguilé, rebaptisé localement shisha, tend à devenir un phénomène social
