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Société

La pensée arabo-musulmane, prisonnière du principe d’obéissance

Dans son ouvrage «Du despotisme à la démocratie», Mohamed
Mouaqit affirme que l’absence de coupure entre le religieux et le politique,
en Islam, empêche l’évolution vers la démocratie.
Au Maroc, le salafisme constitue le cadre idéologique dominant dans lequel
prennent racine la conscience et le discours des droits de l’Homme.

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rub 6312

Comment la pensée politique arabo-musulmane fonctionne-t-elle ? Quel est son principe structurant ? C’est ce à quoi Mohamed Mouaqit(1) tente de répondre, dans Du despotisme à la démocratie(2). La question a évidemment une portée pratique forte. Il s’agit de rompre avec un héritage dont la pensée arabo-musulmane est pour l’heure toujours prisonnière. L’ouvrage reste pourtant, sur la forme comme sur le fond, universitaire. Trop sans doute pour ceux qui attendent l’électrochoc salvateur ! Ses conclusions n’en sont pas moins courageuses. Car il s’agit bien plus d’une interprétation que d’une simple synthèse des pensées politiques antérieures.
Dans la pensée arabo-musulmane, l’islam, élément déterminant, est-il pour autant le référentiel principal ? Non, répond Mouaqit, faisant fi peut-être un peu rapidement du lien intrinsèque entre religion et politique : c’est le réalisme politique s’exprimant dans l’affirmation de l’obéissance qui structure le plus cette pensée. On retrouve, en effet, dans la diversité des écrits politiques du monde musulman, ce sacro-saint principe d’obéissance au pouvoir politique, l’impossibilité des hommes à s’organiser sans ce pouvoir fort et la préférence toujours accordée à la tyrannie face à la fitna (l’anarchie), l’épouvantail secoué depuis des siècles par les défenseurs du despotisme.
Dans cette pensée, le penchant naturel de l’homme vers le mal exige «force et domestication». Et le waaziî (celui qui a le pouvoir de commander) «est seul à même de rendre domesticable l’animalité des hommes, au prix d’une soumission absolue de ceux-ci à la volonté du chef, qui est aussi la volonté de Dieu». L’obligation d’obéir définit ici l’essence même du politique.

Il y a soumission à la volonté du chef qui est aussi la volonté de Dieu

Au Moyen-Age, Ibn Khaldûn, dans son analyse historique, ne rompt pas avec l’idéal du califat des origines et produit une pensée désenchantée de la réalité du mulk (royauté). Tandis que Ibn Rûshd reste ce penseur qui affirme la suprématie de la philosophie sur la théologie, sans pourtant aller jusqu’à rompre avec la tradition du pouvoir autoritaire. Il faudra finalement attendre Spinoza pour commencer à entrevoir la démocratie comme modèle politique de gouvernance.
C’est à partir de la Nahda, au XIXe siècle, que les choses commencent à bouger, «avec la confrontation des idées politiques de l’Europe moderne, en particulier des idéaux de la Révolution française de 1789». La pensée politique arabo-musulmane découvre alors la nature despotique du pouvoir dans le monde musulman. Le despotisme n’apparaît plus comme inévitable et devient l’objet de réflexion chez les penseurs de l’époque.
Ainsi, Abderrahmane Al Kawâkîbî, sorte de «Montesquieu arabe», impute au despotisme la responsabilité de la décadence civilisationnelle du monde musulman et fait dépendre de son élimination la renaissance de la civilisation musulmane. «Al Kawakibi considère que le despotisme politique est à l’image du despotisme que l’individu porte en lui et qu’il applique dans ses relations avec autrui».
Pour Kacem Amine, continue l’auteur, «le despotisme de l’homme sur la femme est la forme domestique d’un despotisme général sous lequel les sociétés musulmanes croulent depuis des siècles». Mais c’est Ali Abderrazek qui «ose identifier toute l’histoire politique du monde musulman à l’autoritarisme et faire de la séparation du politique et du religieux et de la liberté politique la condition de sortie du despotisme».
Peu de lignes pourtant sont consacrées à ce penseur égyptien que l’on semble redécouvrir depuis quelque temps à la lumière des débats sur la laïcité dans le monde arabe. C’est en effet «cet horizon, écrit l’auteur à propos de la pensée de Abderrazek, qui aujourd’hui met au défi la pensée musulmane».

Une éthique non théologique est possible

«C’est le salafisme qui constitue le cadre intellectuel et idéologique dominant dans lequel prennent racine la conscience et le discours des droits de l’Homme». Un salafisme moderniste mais aussi islamiste. Et si l’auteur mesure bien le fossé entre un Allal El Fassi (1910-74) et un Cheikh Yassine (guide de Al Adl wa Lihsane), il constate aussi que c’est ce salafisme de la génération des combattants anti-coloniaux qui conjuguent le ressourcement identitaire dans la référence islamique. «Il contribue au Maroc à asseoir les éléments d’une pensée et d’un discours sur les droits de l’Homme, mais en même temps, par l’ambivalence de son mode de pensée, préfigure formellement le discours islamiste des années 80».
A l’image du Tunisien Rashid Ghannouchi, président du Mouvement Ennahdha, l’islamisme, pour des raisons tenant à l’hétérogénéité de sa composante intellectuelle comme à ses stratégies de pouvoir, est en effet contraint aujourd’hui de penser les droits de l’Homme.
Des islamistes aux salafistes modernes tel Tariq Ramadan, tous vont ainsi instrumentaliser ce concept, le vidant de son sens, de sa référence à la philosophie de droit naturel comme à son universalité, au nom d’un relativisme culturel. Mouaqit n’hésite pas à ce sujet à parler de «subversion», voire de «perversion de la pensée éthique des droits de l’Homme».
Le message de Mohamed Mouaqit est clair : le monde arabo-musulman est prisonnier «d’un système intellectuel où la religion exerce sur la pensée une tutelle générale, de sorte que ce qui se pense est toujours redevable de sa conformité ou de sa non-conformité aux canons de la foi et de la loi religieuse».
Nous sommes, aujourd’hui, encore et depuis des siècles, empêchés de penser la démocratie et la liberté. «C’est une véritable révolution intellectuelle que celle qui consiste à poser la possibilité d’une éthique non-théologique». C’est assurément ce que nous invite à réaliser l’auteur, dans la lignée d’une pensée des droits de l’Homme qui commence tout juste à se développer au Maghreb, en rupture avec un discours salafiste écrasant