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Société

Ils sont une poignée mais leur Saint-Valentin, ils y tiennent !

Sans être encore une fête commerciale, la Saint-Valentin est la providence des fleuristes et des chocolatiers.
Seuls les milieux aisés et occidentalisés célèbrent
la fête de l’Amour. Le peuple ignore jusqu’à son existence.
Le sentiment amoureux serait-il l’apanage du gratin? En tout cas, les
hommes des quartiers populaires le considèrent comme une sornette.

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Le14 février n’est pas un jour comme les autres pour le couple Affane. C’est la Saint-Valentin, la fête des amoureux, que Rachid et Zhor considèrent comme un rituel qui cimente leur union. A son réveil, Rachid jette un coup d’œil dans le lit sur sa gauche : Zhor est déjà levée. Les enfants, les cartables, le petit déjeuner. «Quelle femmes !, songe-t-il. Une perle!». Sur ce, sa radio française préférée claironne joyeusement : «Aujourd’hui, c’est la Saint-Valentin». La mauvaise conscience fond sur lui. Il a failli oublier d’offrir une gerbe de roses à sa tendre moitié. Laquelle, histoire d’éprouver ses capacités mémorielles, se retient, malicieusement, de le lui rappeler. Durant toute la journée, des chiffres, des téléphones. Il est 18 heures. Collé à l’écran de son ordinateur, un Post-it, griffonné à la hâte, remplit son office : il n’oubliera pas les fleurs. La fleuriste, fraîche comme une rose, tente bien de lui faire du gringue, mais il ne s’en étonne déjà plus. Vivement la maison, les enfants et Zhor ! Il tourne la clé dans la porte, appelle de toutes ses forces : «Chérie ? les enfants ?». Il ouvre plusieurs portes, précédé de son bouquet brandi tel un trophée. «C’est pour toi», balbutie-t-il, quand il trouve enfin sa femme, en caftan capiteux, dans la cuisine. Elle lui prend le bouquet des mains, le met dans un vase, puis le conduit au salon où une table est dressée. Une dînette en tête-à-tête pendant laquelle le couple échange des mots d’amour. Puis, Rachid et Zhor regagnent leur chambre pour se témoigner mutuellement leur flamme de la plus brûlante des manières.

«Nous nous sommes connus ma femme et moi il y a dix ans, lorsque je faisais mes études à Paris. Nous nous sommes mariés il y a huit ans. Pourtant, notre amour demeure aussi fort qu’au premier jour. Pour nous, la Saint-Valentin constitue l’occasion de fêter notre rencontre. C’est pour cela que nous ne la manquons jamais. Elle se déroule toujours selon le même scénario, et par jeu, nous feignons l’étonnement, pour en relever la saveur. En matière de cadeaux, je ne fais pas de folies parce que mes moyens ne me le permettent pas. Juste un bouquet de fleurs», confie Rachid.
Des fleurs, voilà ce à quoi pensent en premier les amoureux pour exprimer leurs sentiments ardents le jour de la Saint-Valentin. Au grand bonheur des fleuristes, jamais aussi sollicités qu’en telle circonstance. Ainsi, Houmane, dont la gouaille fait jubiler les ménagères assidues du marché central de Casablanca : «Je ne sais pas qui est ce Saint-Valentin, mais ça doit être un grand homme, un saint. Grâce à lui, mes recettes décuplent tous les 14 février qu’Allah fait. Cela depuis une dizaine d’années. Avant, ce jour-là était pour moi un jour comme les autres. J’écoulais au mieux trente bouquets. Maintenant, j’en prévois deux à trois cents à chaque Saint-Valentin». Les amoureux ont une prédilection pour les roses, surtout rouges, et les «oiseaux de paradis», sans doute pour mieux s’envoler vers le septième ciel. De cent à trois cents dirhams le bouquet, selon l’état de leur bourse.

Texto ou parure en or, chacun exprime ses sentiments à sa manière
Mais il n’y a pas que les fleuristes qui se frottent les mains de contentement lors de la Saint-Valentin. Les chocolatiers y trouvent aussi leur compte. Car, ce jour-là, les chocolats, surtout belges (à 200 DH les 200 grammes), s’arrachent comme des petits pains. Pour mieux faire fondre sa dulcinée, rien de tel qu’un bon gavage de chocolat. Quand on aime, on ne compte pas, voilà ce que se disent les Roméos qui n’ont pas bourse plate. Et ils la délient en cadeaux somptueux : manteau doublé de fourrure à 5 800 DH, veste manteau en tweed à 9 350 DH, doudoune réversible imprimée léopard col fourrure à 29 900 DH… Autant d’offrandes qui font chaud au corps et au cœur. Ceux qui ont un cœur d’or n’hésitent pas à offrir des parures en or blanc ou jaune avec pavage de diamants. Ceux-ci étant éternels comme leur amour. Les jeunes, eux, se contentent souvent d’envoyer leur témoignage d’amour par SMS ou via le net. Tel cet ado, élève au lycée Descartes, à Rabat : «Ce ne sont que les vioques qui se croient obligés de faire des cadeaux à leurs femmes, comme s’ils achetaient leur amour. Or, ce sentiment ne s’achète pas. Et l’argent le pourrit plutôt qu’il ne le renforce. Moi, j’ai connu ma future fiancée il y a deux ans. Il m’arrive de lui offrir une sortie en boîte ou un déjeuner chez Mac Do, mais jamais de bijoux ou des objets de cette sorte. D’ailleurs, je n’en ai pas les moyens. A la Saint-Valentin, je sais qu’elle attend un mot d’amour de ma part. Je le lui envoie pas SMS. Elle en est ravie».

Il ne faut pas croire que la célébration de la Saint-Valentin soit une pratique très répandue au Maroc. Loin s’en faut, même si elle est de plus en plus observée. Mais exclusivement dans les milieux favorisés et résolument occidentalisés. A.J., universitaire, voue ses adeptes aux gémonies. «Bien sûr que je sais ce que c’est ce que vous appelez la Saint-Valentin, dit-il. On prétend que c’est la fête de l’amour, alors qu’elle est l’occasion pour les mécréants de se livrer à la débauche, à la fornication et à la lubricité. Ce qui est contraire aux préceptes de l’islam. Allah châtiera tous ceux qui fêtent cette démoniaque Saint-Valentin, tous ceux qui s’écartent du droit chemin, s’en égarent, en adoptant les pourritures de l’Occident».

«L’amour, c’est un truc de gonzesses, pas de vrais mecs»
Même anathème de la part de ce pieux grossiste de Derb Omar ou cette étudiante, toutes voiles dehors, à la Faculté de Aïn Chock. «Je ne veux pas savoir ce que signifie cette fête. Mais je devine qu’elle nous vient d’Occident. L’Occident est l’ennemi de l’islam et des musulmans. Il veut leur mort. C’est pourquoi il leur exporte ses vices, pour les corrompre et les faire s’éloigner des voies de l’islam. Quand je vois des gens fêter le nouvel an chrétien, je prie pour leur salut. Ce sont des brebis égarées qui font honte à l’islam. Maintenant, on se met à célébrer cette Saint-Valentin. C’est la déchéance», condamne-t-elle.
Décidément, le pourtant martyr Saint-Valentin n’est pas en odeur de sainteté auprès des gardiens du temple. Quand il n’est pas honni, il est ignoré. «Saint-Valentin, vous dites, connais pas !», réagit Hmida, serveur dans un café. A notre explication, il rétorque : «L’amour, c’est un truc de gonzesses. Les vrais mecs ne tombent pas amoureux. Vous me voyez moi, avec mes 80 kilos, en train de chialer à cause d’une nana ? Je préférerais me suicider». Cette opinion péremptoire est partagée par Hicham, employé dans une téléboutique. «L’amour, c’est des sornettes auxquelles croient les midinettes. Il n’existe pas. Et n’y a que le sexe qui est réel».
Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, Jamil et Boutaïna, Qaïs et Leïla n’ont qu’à aller se rhabiller, si l’on ose dire. Hmida et Hicham ont beau l’ignorer, Cupidon, accompagné de son arc, son carquois et ses flèches, tire toujours sur celui qu’il veut rendre fou d’amour. Et ses victimes sont consentantes. Car il n’y a pas plus grand bonheur que celui de souffrir avec délices. C’est pourquoi le 14 février doit être proclamé journée mondiale de l’amour.

Certains fleuristes qui, il y a dix ans, vendaient une trentaine de bouquets le jour de la Saint-Valentin, arrivent à en écouler 200 à 300 aujourd’hui.

Dans l’histoire, il y a eu sept saints prénommés Valentin(*)
La plupart des rites qui étaient associés à la Saint-Valentin ont aujourd’hui disparu. Au Moyen-âge, on appelait «Valentin» le cavalier que chaque fille choisissait pour l’accompagner lors de sorties et qui devait lui faire un cadeau. C’est aussi le 14 février que les jeunes filles regardaient les oiseaux pour savoir à quoi ressemblerait leur futur mari : si elles voyaient un rouge-gorge, elles se marieraient avec un marin, un moineau signifiait un mariage heureux, mais avec un homme peu fortuné, tandis qu’un chardonneret indiquait un mariage avec un homme riche.
En ce qui concerne l’identité de Saint-Valentin, les historiens ne sont pas d’accord. Au total, sept saints chrétiens prénommés Valentin sont fêtés le 14 février ! Lequel est à l’origine de cette fête ? Mystère ! Mais la plupart des historiens croient que la Saint-Valentin est associée aux Lupercales romaines, fêtes annuelles célébrées le 15 février, en l’honneur de Lupercus,
le dieu des troupeaux et des bergers. Ces fêtes marquaient le jour du printemps, dans l’ancienne Rome. Pour cette occasion, on organisait une sorte de loterie de l’amour. Cette manifestation consistait à tirer au hasard le nom des filles et des garçons inscrits, de façon à former des couples qui sortiraient ensemble tout le reste de l’année ! Ouf ! un an, c’est long ! J’espère que le hasard faisait bien les choses (…).