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Société

Dix ans après la fin de la guerre, c’est toujours l’apartheid en Bosnie

A Mostar, ville divisée, les Bosniaques occupent la partie est, les Croates l’ouest.
Dix ans après la guerre, la ségrégation reste totale.
Ecoliers musulmans et chrétiens étudient une histoire différente.
Une ONG, le Mouvement urbain de Mostar, a choisi… Bruce Lee pour incarner
l’espoir et l’unité des peuples de Bosnie- Herzégovine.

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Dans les rues du vieux Mostar, petite ville médiévale à 140 kilomètres au sud de Sarajevo, trois soldats marocains prennent des photos et marchandent des souvenirs. Ils portent l’uniforme vert, le képi et l’insigne rouge et vert cousu sur le côté. Dans trois jours, ils s’envoleront pour le Maroc, au terme de six mois de mission, et un nouveau groupe prendra la relève, à l’aérodrome de Mostar, où des dizaines de soldats français,

espagnols, allemands, etc., sont en mission de «maintien de la paix».
La guerre n’est plus dans les rues, elle est dans les têtes
«On est là pour maintenir la paix mais en fait il n’y a pas de guerre», résume Hicham, un des soldats, originaire de Khémisset. «La guerre n’est pas finie», pense en revanche Veselin Gatalo. «Elle n’est plus dans les rues, c’est vrai. Elle est dans les esprits maintenant».
Veselin, un gaillard de 37 ans, au corps massif et au crâne rasé, est écrivain et préside le Mouvement urbain de Mostar, une ONG sans ressources qui a quand même réussi un exploit : réunir les habitants de la ville de Mostar, divisée depuis 1995 en une partie musulmane et une chrétienne (voir encadré p. 37), autour d’un symbole, celui de l’unité, figuré par une statue qui serait érigée au centre de la ville pour célébrer les 10 ans de paix au pays. La tâche n’a pas été facile, les héros d’un camp étant souvent des bouchers sans merci pour l’autre.
Finalement, après une longue consultation, lui et son groupe d’amis ont annoncé que la seule personne sur laquelle tout le monde était d’accord était… Bruce Lee, le champion d’arts martiaux dont les performances portés à l’écran ont transporté des générations de fans.
La nouvelle a fait le tour du monde. «Bruce Lee allait avoir une statue en Bosnie». «Pour nous, c’est simplement un symbole de justice. Il n’était ni croate, ni serbe, ni musulman. Il faisait régner la justice avec ses poings nus et n’avait besoin ni de fusil ni de tank. Ce sont ces valeurs que nous apprécions».

La ligne de démarcation entre communautés suit l’ancienne ligne de front
A Mostar, la division est omniprésente. Les Bosniaques et Croates ont tout simplement choisi de ne pas se fréquenter, même à l’intérieur de la ville. La ligne de démarcation, invisible mais très palpable, commence au-delà de la rivière Neretva, sur les anciennes lignes de front. Des deux côtés du boulevard de l’Union européenne, des bâtiments en ruine, des murs criblés de balles.
Dzemal Spago, étudiant en littérature anglaise, se souvient de la peur, de la faim, de la destruction. A cause de la guerre, ce Bosniaque musulman de 30 ans, a dû abandonner, comme des milliers d’autres, ses études pendant des années. La guerre a également fauché sa mère et métamorphosé cette ville qu’il aime tant, où, «avant», musulmans et chrétiens vivaient en harmonie.
Deux langues officielles, deux stations d’autocars
Depuis dix ans, Mostar est bicéphale, avec deux langues officielles, deux leaders, deux stations d’autocars. A l’image de la fragmentation politique du pays. Le résultat des accords de Dayton, en 1995, dont on célèbre les dix ans, a été le partage de la Bosnie-Herzégovine en deux entités politiques : d’une part, un territoire gouverné par les Bosniaques et les Croates, d’autre part, une République à l’intérieur du même pays, gouvernée par les Serbes. La Bosnie-Herzégovine, qui ne compte que 5 millions d’habitants, a trois constitutions, trois présidents, 14 parlements, près de 80 partis politiques et 200 ministres ! Un vrai puzzle.
Cette dualité n’a pas que des conséquences économiques, elle engendre d’autres effets encore plus pernicieux pour le futur. Il s’agit d’un désaccord politique profond, qui se manifeste dans tous les aspects de la vie, même les plus simples.

Enfants musulmans et chrétiens ont des horaires différents à l’école
Ainsi, les enfants vont dans des écoles différentes et apprennent des versions différentes de leur histoire, selon qu’ils soient musulmans ou chrétiens. «La ségrégation est telle que, dans certains villages éloignés, les enfants bosniaques et croates peuvent aller à la même école, mais à des horaires différents, pour ne pas se croiser», explique Richard Medic, porte-parole de l’OSCE à Mostar. L’OSCE, Organisation pour la sécurité et la coopération européenne, est présente en Bosnie-Herzégovine depuis l’accord de Dayton, signé en 1995. Elle pilote la réforme administrative, les dossiers de démocratisation, des droits de l’homme et a fait de l’éducation son cheval de bataille.
Il y a deux ans que les autorités bosniaques ont entrepris une réforme de l’éducation, pressées par les institutions européennes qui y voyaient un «facteur de plus de division et de fragmentation et un véhicule pour les groupes politiques et nationalistes pour poursuivre leurs agendas séparatistes».
Résultat : en 2003, les manuels scolaires ont été passés au crible pour en éliminer les termes jugés offensants pour une communauté ou une autre. «Cela fait dix ans que nous disons aux peuples de Bosnie-Hertzégovine de sortir la politique des salles de classe mais la politique, dans ce pays, c’est comme le café du matin», ajoute Richard Medic.

Un seul lycée commun… avec des classes séparées
Un seul établissement dans tout le pays a relevé le défi de réunir enfants bosniaques, croates et serbes dans un seul bâtiment. Le Vieux gymnase est la plus ancienne école de la région. Sa façade imposante, de couleur saumon, porte mille traces d’obus. Le collège est entouré d’une terre en friche mais l’intérieur est impeccable, financé notamment par des fonds européens. Les Européens ont encouragé
le Vieux gymnase à accueillir des enfants de toutes les origines, mais pour arriver à un tel compromis, il a fallu créer des conseils de professeurs
et d’étudiants séparés. Pour chaque organisation administrative, il existe une version croate et une version bosniaque. Bien entendu, les enfants sont dans des classes séparées. «La majorité des enfants ici ont perdu un frère, un père, un parent proche dans cette malheureuse guerre. Mais je rends grâce à Dieu qu’aucun incident n’ait eu lieu depuis le début de cette expérience» se félicite Bachir Krpo, Bosniaque musulman, vice-directeur de l’école. Evidemment, la directrice est croate, pour équilibrer.
«Toutes ces séparations sont dans les têtes des adultes, surtout», dit Ivan Rozic, dix-sept ans, croate, collégien au Vieux gymnase. Lui dit passer plus de temps avec son meilleur ami, Jasmin Elezovic, un Bosniaque musulman de son âge, qu’avec sa propre mère. Ensemble, ils jouent à la guitare, parlent de filles, de cours, mais il est impensable que leurs parents en fassent de même.
«Il y a une seule ville au monde où j’ai ressenti pareille ségrégation : Jérusalem», atteste Azra Hromadzic, une anthropologue préparant une étude sur la jeune génération bosniaque de l’après-guerre et le sens de l’identité et du patriotisme. «Les parents ont toujours peur de l’Autre, ils craignent que leur identité ne soit détruite par cet Autre et ils inculquent malheureusement ce sentiment à leurs enfants. Mais les enfants ne sont pas facilement manipulables».
«Je sens que nous avons été complètement instrumentalisés, tous, citoyens de Bosnie-Herzégovine. Nous avons laissé nos leaders nous manipuler pour nous entretuer, alors qu’il y a encore quelques années, je vivais dans un environnement mixte et paisible, où il importait peu que l’on soit croate, serbe ou bosniaque», affirme Dzemal, l’étudiant.
Si les mines ont été éliminées des périmètres urbains, la ville de Mostar est encore loin d’être reconstruite. Pendant la guerre, les Croates avaient tenté de détruire toutes les mosquées, datant parfois du XVIe siècle, rénovées aujourd’hui grâce à des fonds de l’Union Européenne. Le Vieux pont de Mostar (Stari Most), autre monument ottoman datant du XVIe siècle également, avait été détruit par les projectiles croates. Lui aussi a été reconstruit grâce à l’Unesco et inauguré en grande pompe en 2004. «Lui aussi rappelait trop aux Serbes et aux Croates la civilisation islamique. Ils ont essayé de détruire tous les symboles ottomans, mais, à la fin de la guerre, ils ont lancé la construction de nombreuses églises dans la partie Ouest et ont poussé l’affront jusqu’à planter “ça”, sur une terre où de nombreux musulmans ont perdu la vie», commente Dzemal Spago, en désignant une immense croix au sommet d’une colline, «comme à Rio de Janeiro».
De l’autre côté du Vieux pont, une dalle de pierre grise porte pourtant l’inscription «Never forget» (N’oubliez jamais), comme un rappel de tous les instants, à l’adresse des Mostarois qui traversent le pont en fumant tranquillement leur cigarette. A l’instar également des cimetières que l’on voit partout, avec des croix ou des croissants au-dessus des tombes pour marquer l’appartenance ethnique de chacune des 200 000 victimes estimées de la guerre. Un seul cimetière à Mostar fait exception, encore une fois, où l’on peut voir les tombes des soldats bosniaques et croates tombés ensemble sur le champ de bataille lorsqu’ils défendaient Mostar contre l’invasion serbe. Mais pour beaucoup, le temps des symboles est révolu. Trois peuples qui se sont entretués pour ne plus avoir à vivre ensemble pourraient-ils un jour vivre ensemble sans peur et sans méfiance ?
La communauté internationale l’espère, du moins. Dans la réalité, aucune décision n’est prise sans l’aval du Haut représentant de la communauté internationale, Patty Ashdown. Mais celui-ci a récemment déclaré qu’il était temps que les Bosniaques se prennent en main et qu’ils travaillent main dans la main pour reconstruire leur pays. C’est du moins une condition pour pouvoir ouvrir les négociations sur le Pacte de stabilité avec l’Union européenne

Inauguration de la statue de Bruce Lee : un des rares événements à réunir les deux populations de Mostar

Avec leur projet d’ériger une statue de Bruce Lee pour sympoliser l’unité de Mostar, Veselin Gatalo et le Mouvement urbain de Mostar, ont été la risée de la ville, et même de tout le pays. Leur requête a mis deux ans avant d’être approuvée par le conseil de la ville. Par contre, ils ont reçu un financement conséquent de l’ambassade chinoise et d’une organisation allemande. «Nous nous sommes battus pour ce projet. Personne ne nous a pris au sérieux mais le résultat est bien là», se réjouit Veselin Gatalo.
Pour l’inauguration, qui a eu lieu le 26 novembre dernier, des centaines de Mostarois ont vu Veselin et ses compagnons dévoiler un bronze de 1,55 mètre, qui trône depuis au centre du parc de la Place Espagnole, un lieu hautement symbolique. Il ne s’agissait pas de la simple inauguration d’une statue, c’était aussi l’un des rares événements qui ait réuni les deux populations de la ville de Mostar. Car, depuis 1995, Mostar est divisée en deux parties : l’Est, où vit la population bosniaque (musulmane) et l’Ouest, où vivent les Croates (catholiques). Vu la sensibilité du contexte, mille précautions ont été prises avant l’installation de la statue. Il ne fallait pas que le regard de Bruce Lee soit tourné vers l’Ouest, car cela aurait signifié qu’il défend l’Est et vice versa. L’icône ne pouvait pas non plus regarder vers le Sud, où se situe la Croatie. Il a finalement été décidé que la sculpture serait tournée vers le Nord