SUIVEZ-NOUS

Société

Années de plomb : Hay Mohammadi ouvre la voie à  la réhabilitation

Le 20 juin dernier, la réhabilitation de Hay Mohammadi était achevée. C’est la première parmi onze zones à  voir les recommandations de l’IER, la concernant, aller jusqu’au bout. Un documentaire de 60 minutes et un livre d’histoire pour ne pas oublier les émeutes de juin 1981, Derb Moulay Chrif, Dar Chabab, cinema Saà¢da…

Publié le

Derb Moulay cherif 2012 07 05

Les premiers résultats du travail de réparation communautaire en faveur des régions qui ont souffert collectivement des séquelles des violations graves des droits de l’homme perpétrés dans le passé commencent à tomber. Casablanca, et notamment son mythique quartier Hay Mohammadi qui a abrité le tristement célèbre commissariat Derb Moulay Chrif, a eu droit ce mois de juin à une belle consécration. C’est la première parmi onze zones (le seul quartier du Maroc, car toutes les autres zones sont des villes ou des régions) où cette réparation recommandée par l’Instance équité et réconciliation (IER) et mise en œuvre par le Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH), devenu par la suite Conseil national, a été achevé. Trois ans après avoir répondu à l’appel  lancé par le CCDH, présidé alors par Ahmed Harzenni, l’association Casamémoire a présenté le 20 juin 2012 le fruit de son travail : un documentaire de 60 minutes intitulé «L’hay Mohammadi 7 histoires et demi», et un livre d’histoire du quartier fort documenté intitulé «Kariane centrale, Hay Mohammadi-Casablanca au XXe siècle».

Une mémoire collective qui se perpétue

Ce travail de mémoire sur les bâtiments et l’architecture de Casablanca, «nous l’avons entamé il y a plus de quinze ans, mais il lui fallait une dimension académique. Ce documentaire et ce livre sont la continuation de ce travail, pour ressusciter la mémoire d’un quartier qui a trop souffert des années de plomb pour avoir abrité ce fameux commissariat», estime Abderrahim Kassou, président de Casamémoire. Et le choix de la date du 20 juin pour présenter le fruit de ce travail n’est pas fortuit. Ce jour-là, en 1981, éclatèrent ce qu’on appelle les émeutes sanglantes de la faim qui laissèrent sur le pavé des dizaines de morts tous enterrés à l’époque dans une fosse commune mitoyenne à la caserne de la Protection civile de Hay Mohammadi. Ce site, du temps de l’IER, a été érigé en cimetière comme il se doit : une centaine de dépouilles a été exhumée de cette fosse commune et inhumée dans des tombes individuelles.

Les auteurs de la réhabilitation de ce quartier, en l’occurrence Casamémoire et ses deux partenaires «Forum Assaâda» et l’association «Initiative urbaine», immortalisent dans leur travail ce cimetière en le classant parmi les 40 sites faisant partie de la mémoire collective du quartier. Vingt-cinq de ces lieux chargé d’histoire auront des plaques commémoratives fixées à même le sol. Ces quarante sites historiques de ce quartier, dont les images sont reproduites dans une carte-guide préparée par les initiateurs de ce travail, «ont été choisis en collaboration avec les habitants, pour leur valeur historique, sociale, architecturale, patrimoniale, et parfois uniquement sentimentale», précise M. Kassou.

Un documentaire authentique, sans fioriture

Outre le cimetière qui abrite les tombes des morts de 1981, on trouve dans cette carte-guide d’autres sites qui ont marqué l’histoire de ce quartier : Dar Chabab (maison des jeunes), l’ex-usine Chabbou (Lafarge), la Fabrique culturelle (les anciens abattoirs), l’ex-centre de détention Derb Moulay Chrif, la Fontaine Chama, le cinéma Saâda….

Par ce type de support pédagogique, on a voulu surtout rapprocher de la population de ce quartier en ce début de XXIe siècle un pan de leur histoire, la richesse historique et patrimoniale de leur Hay. Si tous ces lieux sont incrustés dans la mémoire collective des habitants âgés de ce quartier, ils ne le sont que vaguement pour les plus jeunes, la majorité d’entre eux.

Encore enfants, dans les années 70, les adultes du Hay d’aujourd’hui en parlent encore avec émotion : «Alors qu’on jouait au foot, juste à côté, raconte Hassan Nraiss, fils du quartier, écrivain et critique de cinéma, il y avait une femme surnommée Fatima Lahbila (la folle), qui squattait jour et nuit les environs de ce lieu maudit. Elle nous adjurait de quitter au plus vite ce terrain où l’on jouait, car elle disait que la bâtisse mitoyenne était occupée par des personnes étranges, et que des hommes et des femmes y souffraient». Les enfants, eux, innocents et emportés par leur jeu lui répondaient : «Va te faire f… a’lhbila», se souvient l’écrivain.

D’autres témoins, hommes et femmes, grands et moins grands, parlent dans le film documentaire préparé par Casamémoire et ses partenaires, de leur quartier.
20 juin 2012. Sur un autre terrain de jeu, aménagé par la commune, faisant face à Kissariat Foum Lahsen, à quelques encablures de l’ex-centre de détention clandestin et de l’emblématique cinéma Saâda, l’équipe qui a réalisé cet opus sur le Hay s’active pour démarrer sa projection en plein air.

Il n’y avait pas grand monde, mais des centaines d’enfants, excités de voir un écran de cinéma diffuser des images sur leur quartier, couraient dans tous les sens pour avoir une bonne place et profiter au maximum du spectacle.
D’une durée d’une heure, le documentaire retrace l’histoire de plus de quatre-vingt ans du quartier, quand il portait encore le nom de Kariane central (Carrières centrales), avant de prendre celui de Hay Mohammadi après la visite du Roi Mohamed V juste après l’indépendance. Le Roi avait donné son nom à ce quartier en reconnaissance aux sacrifices des habitants du Hay dans la lutte contre l’occupation.

Premier livre académique sur le quartier

L’un des témoins dans ce documentaire n’a pas caché sa fierté quand il affirme que ce quartier fut le premier de Casablanca à qui «le Roi des Carrières centrales» a réservé l’une de ses premières visites. C’est d’ailleurs le seul hommage dont se souviennent avec fierté jusqu’à nos jours les enfants du Hay, car tous considèrent que leur quartier, généreux, a tout donné à la ville et au pays, sans rien recevoir en retour. Un autre habitant du quartier martela (dans le film) : «Notre quartier est célèbre par ses “karianes” (bidonvilles), par une jeunesse qui se drogue, mais beaucoup ignorent qu’il est le symbole de la résistance, qu’il a engendré de grands noms dans tous les domaines, politique, sportif, artistique, culturel etc.».

Des histoires crues, authentiques, sans fioritures. «On a d’emblée refusé les raconter par une voix en off. Un documentaire, qui fait parler des témoins, peut faire connaître la grande histoire d’un pays, d’un quartier, plus qu’un musée ou une bibliothèque», confie Chadwane Bensalmia, la coréalisatrice du document avec Yasmine Hadhoumi, la première venant du journalisme et la seconde du cinéma. Toutes les deux sont d’accord sur le fait que ce documentaire «est une espèce de thérapie collective, et comme toute thérapie elle commence d’abord par raconter ce qui s’est passé».

Le livre, première œuvre académique sur le quartier, commis par l’historien Najib Taqui, fait cette thérapie à sa manière en la racontant sur la base d’une riche documentation, sans oublier le témoignage oral. On a droit à trois chapitres cinglants : l’histoire de l’espace géographique du Hay pendant le Protectorat d’abord ; celle du Mouvement national et de la Résistance dans ce quartier ensuite ; celle, enfin, du commissariat Derb Moulay Chrif. Avec, pour cette dernière partie, une liste des noms des personnes qui y ont transité comme prisonniers depuis les années 1960  jusqu’à sa fermeture au début des années 1990. Un véritable travail de fourmi.