Société
5 000 mères célibataires pour la seule wilaya de Casablanca
On ne dispose pas de statistiques nationales mais on sait qu’elles se comptent par dizaines de milliers.
Les analphabètes représentent 50% des cas, les étudiantes environ 1,5%.
63% d’entre elles se sont laissé séduire par la perspective du mariage,
3% seulement sont des prostituées et 6% victimes de viol.
Les pouvoirs publics s’émeuvent devant l’ampleur du phénomène.

Dans ce bastringue de la côte casablancaise, Nadia officie comme «bouchonneuse». Elle est payée au pourcentage sur les bouteilles qu’elle fait consommer aux clients. Peu farouche, elle permet au client des privautés furtives, et s’il se montre généreux, elle lui accorde volontiers les dernières faveurs, après la fermeture, dans son modeste meublé.
Nadia, vingt-deux ans. En apparence. Car derrière son entrain de commande se dissimile une souffrance obstinément tue. Il y a quatre ans, elle était encore une oie blanche. Au milieu d’une famille besogneuse, elle coulait des jours mornes se gavant de romans-photos. Un jour, son prince viendrait, espérait-elle. Son vœu fut exaucé. Sur la plage d’El Jadida, elle fit la connaissance d’un jeune homme de vingt-cinq ans. Beau comme un astre, très poli. Nadia en fut immédiatement éprise. Au fil de ses rencontres avec Mehdi, Nadia apprit qu’il était né en France, où il exerçait le métier de restaurateur. Un jour, il lui déclara sa flamme et la supplia de lui accorder sa main. Il irait rendre visite à ses parents, en compagnie des siens, dès que ceux-ci rentreraient de France, promit Mehdi. Gage de sa sincérité, il se mit à couvrir Nadia de parfums et de bijoux. Confiante, elle prit l’habitude de l’accompagner dans le cabanon qu’il avait loué à Sidi Bouzid. Un jour, le soleil implacable faisant fondre les ultimes résistances, ce qui devait arriver arriva. Nadia perdit sa vertu.
Elle accouche à Marrakech chez une amie et son bébé sera récupéré par un richard du coin
Une semaine après, Mehdi se volatilisa. Nadia commença à désespérer. Elle n’avait pas noté son adresse et elle ignorait jusqu’à son patronyme. Le cabanon était occupé par d’autres vacanciers. Il fallait se rendre à l’évidence elle avait été la proie facile d’un tombeur sans scrupules. Le pire était à venir. Absorbée par son malheur, elle ne remarqua pas que ses règles ne s’annonçaient pas, et c’est au bout de deux mois qu’elle se rendit compte de son état. «Moi qui étais la chouchoute de ma famille, j’allais devenir sa honte. Je ne pouvais lui faire ça. Plutôt me pendre. Mais je n’en ai pas eu le courage. Après, j’ai pensé à me faire avorter. On m’a dit que ça se pratiquait. Mais où trouver la somme nécessaire ?» Les bijoux reçus en cadeau ne valaient pas un clou. En désespoir de cause, Nadia se résolut à partir, loin, là où elle ne risquerait pas d’être l’objet d’un crime d’honneur, pratique encore courante chez les déshérités. Profitant de l’absence momentanée de ses parents, elle ramassa ses maigres effets et prit l’autocar à destination de Marrakech. Elle était certaine qu’une bonne amie divorcée, qui y vivait, ne l’abandonnerait pas.
L’amie en question, non seulement lui fournit le gîte et le couvert, mais était aux petits soins pour elle. Jusqu’à la délivrance, veillée par une sage femme. Nadia donna le jour à une fillette, qu’elle n’eut pas même le temps de baptiser. Dès le troisième jour, un rupin, prévenu par son amie, s’empara du nourrisson. Un mois plus tard, elle débarqua à Casablanca. Elle qui n’avait jamais bu une goutte d’alcool se fit engager comme serveuse dans plusieurs bistrots avant d’échouer dans ce cabaret. Sa fille, elle la revoit, de loin, quand elle se trouve à Marrakech. «Ses parents adoptifs ne m’autorisent pas à l’approcher. Alors, je me pointe à la sortie de la crèche, et j’ai juste le temps de l’apercevoir, montant dans la voiture». Avec sa famille, Nadia a rompu les ponts. Sans doute la croient-ils morte. «Et voilà le fruit d’un instant d’égarement. Je me retrouve sans famille, sans mari, sans enfants, juste bonne à enivrer les hommes et à leur donner du plaisir. Une vie de chienne !».
Une histoire dramatique, que viennent confirmer de trop nombreux récits de calvaires gravis par les mères célibataires. Quand Malika raconte le sien, elle fond en larmes. Un corps d’enfant et des yeux de braise. Elle dit avoir vingt-quatre ans. Pourtant, elle est marquée par la vie. La mauvaise vie. A quatre ans, elle perd son père, sa mère s’empresse de se remarier avec un butor qui la prend en grippe. Tant et si bien que, parvenue à l’adolescence, elle s’évade de sa cambrousse natale. C’est à Casablanca qu’elle largue les amarres. Ne sachant où aller, elle se fie au premier venu.
L’étude ne prend en compte que les naissances en maternité
En l’occurrence, il prend l’aspect d’un employé de banque qui lui propose de partager son appartement, «en tout bien tout honneur». Deux jours plus tard, il la déshonore. Trois mois s’écoulent, Malika réalise qu’elle est dans un état intéressant. Elle en fait part à son ami. Il l’agonit d’injures avant de la mettre à la porte. Elle squatte les bâtiments en construction, qui ne la protègent ni des froidures hivernales ni de la concupiscence des mâles. Un veilleur compatissant remarque son état. Il lui déniche un abri de fortune, lui fournit une couverture et partage ses repas avec elle. C’est l’embellie. Le protecteur providentiel, dans son infinie bonté, la conduit à l’hôpital pour y accoucher. Délivrée, elle ne s’y attarde pas, de peur d’être dénoncée à la police pour délit de prostitution. Son bébé dans les bras, Malika se traîne dans les rues. Pour tout l’or du monde, Malika ne l’abandonnerait jamais. Comme elle ne sait rien faire de ses mains, elle n’a trouvé d’autre solution que de prêter son corps. Malika est aujourd’hui une Lola du macadam.
A dix-sept ans, Rabha est victime d’un viol collectif dans le bidonville
Adolescentes, adultes ou divorcées ou veuves ayant enfanté hors mariage, les mères célibataires se comptent par dizaines de milliers. On n’en connaît pas le nombre exact, faute de statistiques couvrant tout le territoire. A défaut, les chiffres établis par l’«Etude sur les mères célibataires et les enfants nés hors mariage dans la wilaya de Casablanca», réalisée par le haut commissariat au Plan, peut servir d’indicateur. Rien que dans cette région, et pour la période allant de janvier 1996 à juin 2002, l’enquête en recense 5 040. Un chiffre à revoir à la hausse, soutient Nabila Tbeur, directrice de l’Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse (INSAF), car l’étude ne prend en compte que les naissances dans les maternités. Or, beaucoup de mères célibataires les fuient (voir encadré).
Qu’est-ce qui a poussé les femmes à «fauter», au risque d’être mises au ban de la société ? Au premier chef, le mirage du mariage. A 74%, selon une enquête réalisée par Insaf, 73% d’après l’Association Solidarité féminine, 63%, suivant l’ «Etude sur les mères célibataires…» des femmes devenues mères célibataires,
leur partenaire leur a fait miroiter le mariage. Séduites et abandonnées. Curieusement, l’exercice de la prostitution n’a impliqué que modérément des fâcheuses postures. Seulement dans 2% des cas, observe Solidarité féminine, 3%, constate l’«Etude sur les mères célibataires…», 19%, établit Insaf, en précisant qu’il s’agissait de prostitution occasionnelle. Le viol est intervenu dans 12% des cas (Solidarité féminine), 7% (Insaf), 6% (Etude sur les mères célibataires…), dont le viol collectif, car la «tournante» n’est pas l’apanage des banlieusards français. Rabha, dix-sept ans, en a subi les affres. Elle est enceinte «des loubards des bidonvilles, qui viennent avec leurs couteaux, chacun ayant avalé cinq comprimés, à dix ou à quinze, dans un terrain vague», pour abuser d’elle. «Certains puaient, avec leurs comprimés et leur colle, et disaient : viens ou alors on va te découper en morceaux…» Enceinte du groupe, Rabha sera récupérée par un souteneur du bidonville, «pour faire le ménage, et satisfaire des notables du hay, et le soir, se prostituer à 5 DH». Une vie saccagée sans que la victime y soit pour quelque chose.
Le déterminant majeur de ces situations reste le manque d’éducation. Et l’on comprend aisément que 45% de mères célibataires soient analphabètes, selon l’«Etude sur les mères célibataires…» Le reste est réparti entre celles qui ont suivi le cursus primaire (26%, selon l’étude, 21% d’après Insaf), celles qui ont un niveau secondaire (27%, 28%), et celles qui ont accédé à l’université (2%, 1%). Quant à la catégorie socio-professionnelle la plus vulnérable, c’est celle des femmes de ménage, particulièrement les plus jeunes. «Ces gamines ne savent même pas où s’arrête la charge de travail : dans la cuisine ou dans le lit du patron », dénonce Aïcha Ech-Channa, présidente de Solidarité féminine. Dans ce triste tableau, les femmes de ménage représentent 45% des cas, établit Insaf, 41% d’après l’étude sur les mères célibataires, les ouvrières (27%, 31%) et les inactives (19%, 20%).
Mais les victimes du rejet par la société des mères célibataires sont les enfants. Portés dans un contexte de violence ou de maltraitance, ils en gardent des stigmates indélébiles. En outre, à moins d’être reconnus a posteriori par leur géniteurs, qu’ils soient adoptés, choyés ou maltraités, ils restent des voyageurs sans bagage, posteurs d’une histoire tronquée, menant une existence sans racine.
Devenu visible, le phénomène des mères célibataires émeut associations et fondations, qui se portent au secours de ces mères de l’ombre et de leurs enfants. Mieux : inquiet de la situation, le gouvernement a enfin dépassé «le cadre illégal pour aborder le cadre du sensible», selon la formule de la psychothérapeute Nadia Cherkaoui, un des auteurs de «Etude sur les mères célibataires…». Une première. Un signe.
Est-ce suffisant ? Bien sûr que non. Il est temps de bousculer les vieilles certitudes et les tabous ravageurs. Au nom de milliers d’enfants sans racine et de femmes marginalisées
Elle est aujourd’hui «bouchonneuse» dans un bar de la corniche casablancaise. Sa fille, elle la voit de loin, quand elle est à Marrakech. «Ses parents adoptifs ne m’autorisent pas à l’approcher. Alors, je me pointe à la sortie de la crèche, et j’ai juste le temps de l’apercevoir, montant dans leur voiture».
Les enfants en sont les premières victimes. A moins d’être reconnus a posteriori par leur géniteur, ils restent, qu’ils soient adoptés, choyés ou maltraités, des voyageurs sans bagage, porteurs d’une histoire tronquée.
