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Société

5 000 hammams au Maroc,

La majoration de 25% des tarifs a fait fuir une partie de la clientèle, occasionnant une baisse du chiffre d’affaires de 50%.
Minés par la crise, les propriétaires de hammams réclament un tarif préférentiel pour l’eau et des avantages fiscaux.
Des projets sont lancés par le CDER pour tenter de réduire leur consommation énergétique.

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Hammam ? Le sujet prête à sourire, et pourtant, le bain maure au Maroc fait vivre des milliers de personnes. C’est ainsi que dans une correspondance adressée le 17 juin 2004 à la wilaya de Casablanca par la Fédération nationale des associations des propriétaires et exploitants des hammams traditionnels et douches (16 associations), on pouvait lire ceci : «Pour une large frange de la population marocaine démunie, le hammam constitue le seul moyen d’hygiène et de purification. Le secteur occupe dans les 100 000 emplois directs et autant indirects.» C’est dire l’importance de ce bain traditionnel dans l’hygiène des Marocains comme dans leur vie économique et sociale. On sera encore plus étonné de savoir qu’il ya cinq mille bains maures disséminés dans tout le Maroc, dont un millier à Casablanca. Et ils consomment pas moins d’un million de tonnes de bois, si l’on se fie à une étude récente menée par le Centre de développement des énergies renouvelables (CDER).

Le hammam a toujours été un élément architectural essentiel dans la cité musulmane
De fait, dans toutes les périodes de l’histoire musulmane du Maroc, le bain maure est omniprésent. Au même titre que la médersa et la mosquée, le hammam était une composante essentielle de l’ensemble architectural d’une cité musulmane. Mosquée et hammam allaient de paire. Inspiré des thermes romains, le bain à vapeur, complètement intégré aujourd’hui dans les mœurs marocaines, a provoqué à sa naissance suspicion et anathème des rigoristes. Ils y voyaient un legs d’une civilisation païenne. Ce n’est qu’au XIIe siècle, grâce aux Omeyyades, qu’il acquit ses lettres de noblesse. Il se mua alors en un lieu privilégié pour les grandes ablutions et lieu de détente, d’hygiène et de rencontres. On se mit à exalter ses vertus thérapeutiques contre les rhumatismes et le stress. A cet égard, les thérapeutes actuels sont formels: «Sauf insuffisance cardiaque grave, la forte température calme tensions musculaires et courbatures, favorise le sommeil : les glandes sudoripares secrètent de la sueur et éliminent les déchets, nettoyant l’épiderme en profondeur».
Pas de fête, ni de cérémonie religieuse ou autre où le hammam ne soit présent chez les Marocains : à la veille du vendredi (jour consacré à Dieu), avant un mariage, un accouchement, une circoncision, à la veille des fêtes religieuses ou du Ramadan et même lors des funérailles. Pour les femmes, aller au hammam procède du rituel. On le prépare avec tout un cérémonial et une rare minutie : henné, setla, ghassoul (argile naturelle), mhekka, kîs (gant de crin), souak, savon noir, huiles, miroir, parfum et matériel d’épilation. Qu’un de ces accessoires arrive à manquer et le hammam en perdra une partie de son âme.
Une chose est sûre : le hammam est intimement lié à l’hygiène et aux grandes ablutions. Se référant à un dahir daté de 1935, il fut même un temps, au Maroc, nous apprennent les responsables de l’Association des propriétaires et exploitants des hammams de Casablanca (APEHC), où la construction du hammam était du ressort du ministère des Affaires islamiques. Lequel délivrait l’autorisation de bâtir nécessaire, assortie d’un «cahier de charge» (coutumier) qui prescrivait les normes d’architecture, d’hygiène et de prestation de service. Si cette obligation est devenue obsolète dans les grandes villes, «elle perdure encore dans les petites, comme Berrechid, par exemple, ou Settat», affirment les responsables de l’APEHC. De surcroît, le propriétaire du hammam faisait partie des notables de la ville ; c’était une référence, un arbitre, un consultant et sa présence était souhaitable dans les cérémonies de mariage ou d’enterrement. Ajoutons qu’une partie des recettes du hammam allait aux déshérités, en échange du bois et de l’eau livrés gratuitement par le ministère de tutelle.
Côté architecture, il n’existe aucun rapport entre l’esthétique d’un hammam, à la manière ancienne, et celle des douches très sophistiquées et suréquipées qui existent aujourd’hui. Le hammam traditionnel est généralement pourvu d’un vestibule, lequel donne accès à une première pièce, la salle de déshabillage et de repos, souvent couverte d’une coupole. De la salle de déshabillage, on passe à la salle tiède où l’on se livre aux mains du masseur. Troisième étape : la chambre chaude ou étuve. La lumière du jour est traditionnellement dispensée à travers des fonds de bouteilles incrustés dans les voûtes ou coupoles. Cette structure est restée la même jusqu’à nos jours. Les seuls changements ont trait à l’habillage des murs et du parterre, de carrelage ou de marbre, ainsi qu’aux installations de distribution d’eau chaude et froide. Au lieu d’une vasque d’eau (borma), attenant à la chambre de combustion (fernatchi), où les baigneurs remplissent leurs seaux, on a installé des robinets d’eau chaude et froide.
Mais il y a une autre différence, de taille celle-là : le système de chauffage du hammam traditionnel est unique. Il a ses propres bâtisseurs, artisans chevronnés maîtrisant les secrets du métier. Ainsi, les professionnels du hammam parlent de «chebka», un tunnel creusé dans le sous-sol, traversé d’une chicane conduisant la chaleur de la salle de combustion vers la salle chaude. La chicane est construite à partir d’un mortier fait d’argile, de sel et de chaux, matière très résistante à la chaleur.
Selon les spécialistes du secteur, c’est commettre aussi une erreur grave que de confondre hammam traditionnel et bain turc. S’ils ont le même système de chauffage, ce dernier dispose d’un bassin où, après massage, les baigneurs font trempette, comme dans une piscine.

Certains hammams sont revenus sur l’augmentation des prix
A croire les responsables de la fédération, le secteur se débat dans la plus grave crise de son histoire. D’abord une constante : le hammam ne tourne bien que pendant la saison froide, qui se réduit à six maigres mois. Le reste de l’année, c’est la basse saison, durant laquelle les propriétaires se tournent pratiquement les pouces, tout en payant les frais de chauffage. Les clients habituels sont attirés par les plages et préfèrent se laver chez eux à l’eau froide plutôt que de payer 7,50 dh. Début 2004, en concertation avec le ministère du Tourisme, de l’Artisanat et de l’Economie sociale (ministère de tutelle), la fédération augmenta de 25 % le prix des douches et hammams (il passe respectivement à 10 et 12 dh). «C’est la faute la plus grave qu’ait commise la Fédération», avoue-t-on. L’augmentation a eu exactement l’effet inverse : les habitués du hammam, gens généralement pauvres, lui tournent le dos. Comme le marché est libre, plusieurs propriétaires sont revenus au tarif initial, histoire de sauver les meubles. N’empêche, le secteur a enregistré, en 2004, une baisse de clientèle de plus de 50 % et autant pour les recettes. Or, les charges sont fixes : bois, eau, électricité, assurance contre les accidents du travail et d’incendie, patente, IGR… (on s’apprêtait même à ajouter la TVA dans la Loi de finances 2005).
Pour sortir de cette crise, les associations de propriétaires souhaitent que le hammam soit considéré par les pouvoirs publics comme un produit de première nécessité, au même titre que l’huile ou le sucre. Réclame-t-on une subvention de l’Etat ? «Pas exactement. Mais il est temps que l’Etat considère le hammam traditionnel comme un produit vital pour l’hygiène et donc la santé des dizaines de milliers de citoyens démunis qui n’ont pas d’eau courante chez eux.» Ils réclament au moins un tarif d’eau préférentiel et moins d’impôts.

Un hammam consomme 1 à 2 tonnes de bois par jour
Une autre inquiétude tenaille le secteur : le non-respect par certains constructeurs de l’architecture conventionnelle du hammam. On craint aussi la démolition de hammams anciens qui constituent, selon eux, de véritables monuments à classer comme patrimoine de la cité. C’est le cas notamment de l’emblématique hammam «Chiqui», au quartier des Habous, à Casablanca, vieux de plus d’un siècle. Cette inquiétude est exacerbée depuis la destruction, il y a quelques mois, d’un hammam au quartier Lakdim, à Meknès, vieux de plus de cent cinquante ans.
Autre plainte : le baigneur dans un hammam est roi. Aucune loi en effet ne limite le temps d’un baigneur, lequel peut rester des heures à barboter dans l’eau chaude sans aucun souci de rationaliser sa consommation. Dans les douches, les propriétaires ont beau afficher la durée impartie au baigneur (une demi-heure), en vain ! Résultat : une déperdition d’eau, un gaspillage de temps et, surtout, la dilapidation d’une énergie précieuse. En moyenne, constate Mohamed Boulfal, animateur dans un programme de mise à niveau énergétique des hammams et fours de boulangeries, «un baigneur consomme 120 litres d’eau chaude, qui nécessitent 4 à 5 kilogrammes de bois pour chauffer». Du gaspillage pur et simple, dénoncent les responsables de la fédération.
En effet, une étude faite par le CDER, révèle que le hammam est le plus gros consommateur de bois en milieu urbain au Maroc. Sur les six millions de tonnes consommées annuellement, pour le chauffage et autres usages domestiques en milieu rural, hammams et fours en milieu urbain, les 5 000 hammams en consument un million, tous types de bois confondus (forestier, olivier, chêne vert, eucalyptus, arbres fruitiers). Cette consommation débridée, constate l’étude précitée, contribue gravement à la déforestation et à la dégradation des écosystèmes. Le CDER ne s’est pas arrêté au stade de l’étude, mais il a entamé, dès 1996, une recherche qui vise l’amélioration de l’efficacité énergétique du système de chauffage du hammam, avec une consommation de bois moindre. Après plusieurs tests, on a abouti à la mise au point d’un prototype de «chaudière cylindrique améliorée», permettant d’économiser plus de 50% de bois (et de frais) par jour, par rapport au système de la cuve traditionnelle. (Un hammam consomme en moyenne une à deux tonnes de bois par jour et la tonne coûte dans les 650 Dh). La chaudière mise au point est faite d’acier galvanisé, protégé à l’extérieur par un système anti-rouille et isolé à l’aide d’un calorifugeage de 10 cm en laine de roche ou laine de verre. Ainsi a-t-on constaté, après essais, qu’un hammam à «chaudière améliorée» économise annuellement pas moins de 150 à 200 tonnes de bois. L’investigation du centre énergétique va encore plus loin: pour sensibiliser les propriétaires et exploitants des hammams à son utilisation, un projet intitulé «Bois-énergie» est lancé par le même CDER, visant à financer pour moitié l’équipement en nouvelles chaudières. C’est la seule façon, selon Boulfal, «d’enrayer la spirale croissante de dégradation de l’environnement national, et d’arrêter la déforestation qui touche chaque année 30 000 hectares de forêts, sachant que les autres sources d’énergie comme le gaz ou le fuel restent plus chers pour les hammams destinés aux couches les plus déshéritées.» Allez donc aux hammams, mais consommez moins d’eau, tel est l’appel de leurs propriétaires

Il y a quelque 5 000 hammams au Maroc dont 1 000 à Casablanca seulement. Ces bains traditionnels consomment annuellement un million de tonnes de bois, soit 5 000 ha de forêts.

Aucune loi ne limite le temps passé par un baigneur à barboter dans l’eau. Résultat, ce dernier consomme pas moins de 120 litres d’eau chaude à chaque bain.

Le Centre de développement des énergies renouvables a mis au point un prototype de «chaudière cylindrique améliorée», permettant d’économiser plus de 50 % de bois (et de frais) par jour, par rapport à la cuve traditionnelle.

Véritable patrimoine architectural, le hammam a ses propres bâtisseurs, artisans chevronnés, maîtrisant les secrets du métier. La modernisation de son système de chauffage lui permettrait néanmoins de faire face à la crise financière qu’il traverse et de continuer à assurer l’hygiène des plus démunis.