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Culture

Venise cadre tient le cap malgré les aléas du marché

Venise cadre, cinquante-sept ans d’existence et trois changements de propriétaire,
a échappé au sort de la majorité des galeries d’art.
La recette ? L’amour du métier, le choix de la peinture orientaliste
et figurative pour fond de commerce, la chance, parfois, sans oublier le petit
coup de pouce de clients prestigieux.

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Les galeries d’art, au Maroc, ont la vie courte. L’Atelier, ce fleuron pimpant des lieux d’exposition, n’est plus qu’un souvenir lointain ; Meltem, après des débuts florissants, périclite incompréhensiblement, puis s’éteint en catimini ; Nadar tient la rampe pendant vingt-deux ans, avant de tirer sa révérence dans une cruelle indifférence, et Tilila, à peine éclose, est emportée par un mal étrange. La liste des galeries tombées au champ d’honneur artistique est interminable. Ce qui conforte l’idée que le marché de l’art est secoué par des bourrasques fatales. Une seule exception : Venise cadre qui, malgré son âge canonique, tient son cap, contre vents et marées.

L’orientalisme est très apprécié des nantis
Venise cadre, c’est une longue histoire. Comme son nom de baptême le suggère, elle fut fondée par des Vénitiens, en 1946. A l’époque, une autre galerie, blottie parmi les boutiques du boulevard Mohammed V, à Casablanca, étincelait grâce à sa collection de toiles orientalistes majeures : la galerie Derche, du nom de son propriétaire. A la mort de ce dernier, ses héritiers, qui n’avaient aucun égard pour l’art, s’empressèrent de liquider les tableaux «encombrants». Les Vénitiens, ravis de l’aubaine, les raflèrent. Et c’est ainsi que Venise Cadre, naguère peu achalandée, se trouva brusquement nantie d’un florilège d’œuvres picturales inestimables : Jacques Majorelle, Henry Pontoy, Edouard Edy Legrand, Cruz-Herrera, entre autres fins pinceaux orientalistes.
L’orientalisme, très en vogue à l’époque, constituait le fonds de commerce de Venise cadre. Une exposition de Majorelle, de José Cruz-Herrera, de Henry Pontoy ou de Mantel était un événement rare auquel on accourrait de toutes parts. Les amateurs s’arrachaient les toiles. La galerie a ainsi prospéré au fil des ans. Parfois, elle se permettait de déroger à sa règle d’or, en accordant une place à l’abstrait, encore balbutiant dans les années soixante. Jilali Gharbaoui et Ahmed Cherkaoui, ses précurseurs alors méconnus, eurent droit à des expositions dont la presse fit grand bruit. Mais hormis de rares exceptions, c’était sur l’orientalisme et le figuratif que Venise cadre avait jeté, non sans calcul, son dévolu. L’encadreur Lombardini, à qui échut l’affaire après la mort de ses fondateurs, ne changea pas d’un iota cette ligne de conduite.

Lombardini découvre la peinture grâce à… l’immobilier
A Lombardini a succédé Lucien Amiel, il y a quinze ans. L’un trempait dans l’art, de par sa formation d’encadreur, l’autre y arriva par des chemins de traverse. Il y a 45 ans, il était réceptionniste à l’hôtel El Mansour quand un Américain lui demanda de lui dénicher un appartement. Il lui en trouva un et reçut 1100 DH pour prix de sa commission. Somme qui représentait exactement son salaire mensuel de réceptionniste. Du coup, il décida de se lancer dans l’immobilier. Peu de temps après, il acquit son propre cabinet. Quand il visitait un logement à vendre, son attention était immanquablement attirée par les tableaux qui s’y trouvaient. Il réussit à en acheter un certain nombre, se prit au jeu, au point de ne plus manquer aucune exposition. Venise cadre n’en était pas avare, il devint son plus fidèle client. Un jour, il lança à son propriétaire : «Quand vous serez à la retraite, je prendrai votre relève». Ce vœu ne sera pas exaucé de si tôt.

Pour le propriétaire de la galerie c’est, en permanence, un exercice d’équilibre

Sa femme, professeur de mathématiques, étant en rupture de contrat, Amiel la suit en France, sans abandonner son agence immobilière. Pour meubler son temps, il fréquente l’Ecole du Louvre, en auditeur libre, car il n’a pas son bac. «J’avais un œil exercé et un certain goût pour l’art, mais il me manquait les connaissances théoriques». Autant dire qu’il n’avait pas abandonné son rêve de devenir galeriste. Huit ans plus tard, il revint au Maroc, plus que jamais résolu à assouvir son désir. Venise cadre était disponible, il l’investit.
Ne tenant pas à brusquer les habitudes de la galerie, Amiel les reconduisit, avec quelques variations. «Il y a toujours dans une galerie un peintre vedette. Pour les créateurs de Venise cadre, c’était Majorelle ; pour leur successeur, Lombardini, c’était José-Cruz Herrera ; pour moi, c’est Hassan El Glaoui». Né en 1924, à Marrakech, Hassan El Glaoui, pourtant contemporain de Cherkaoui, Gharbaoui et Belkahia, n’a jamais été tenté par les sirènes de l’abstrait. En bon réaliste, il peint des portraits et des chevaux, avec beauté et grâce. Chaque fois qu’Amiel expose ses tableaux, il y a affluence de collectionneurs. D’ailleurs, c’est avec lui qu’il a réalisé sa meilleure vente : 65 000 DH, pour une toile ancienne. Grâce aux dividendes tirés d’expositions d’orientalistes, de néo-orientalistes ou de peintres figuratifs, Amiel se permet de concocter, par intermittence, des expositions moins fructueuses, celles d’artistes abstraits. Avec elles, il en est souvent pour ses frais. Lors de la dernière, il a perdu 50 000 DH. Il lui est même arrivé de ne vendre aucun tableau. Car si la peinture abstraite est au goût du jour, ses amateurs, souvent des jeunes, sont impécunieux. En revanche, ceux qui ont des moyens ne se reconnaissent que dans l’orientalisme et le figuratif.
«Le métier de galeriste est très difficile. Le marché de l’art au Maroc est un micro-marché. A Venise cadre, nous avons la chance de recevoir parfois des commandes d’un «client prestigieux», qui nous maintiennent en vie. Autrement, ce n’est pas possible. Quelqu’un qui voudrait vivre exclusivement de ça, il ne serait pas mort d’avance, mais, en trois ans, il aurait laissé tomber.»
Depuis un an, Venise cadre a déserté la rue Allal Ben Abdallah, devenue invivable, pour s’implanter à Anfa, quartier autrement plus quiet. Dans ce nouveau décor, Lucien Amiel continue son exercice de funambule, que seules la foi et l’obstination sauvent de la chute fatale