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Culture

Touria Hadraoui : la mystique des temps modernes

Elle vient de sortir un nouvel album, épuré avec un piano pour seul accompagnement.
Elle rompt avec la tradition, réduit l’orchestre et introduit de nouveaux instruments.
Sa voix a raisonné à  l’ouverture du Festival de la biennale de filmmuseum à  Amsterdam.

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Son chant est une quête à la fois personnelle et artistique. Les vers qu’elle déclame viennent de ces temps oubliés où les poètes étaient aussi musiciens…Touria Hadraoui ressuscite les textes anciens à sa façon, avec son timbre si profond. Le résultat est émouvant… Des qçida du malhoun, de ses rythmes et de ses modes, elle a construit un rêve, sa voie, sa raison d’être, sa revendication culturelle, son élévation spirituelle. C’est une mystique des temps modernes. «C’est en cherchant ma voie que j’ai découvert ma voix», dit-elle. Quand elle chante le malhoun, elle est en état de grâce, d’extase. Son corps tout entier parle. Il ne faut surtout pas lui demander de chanter comme ça ! Elle refusera si elle n’est pas «habitée», si elle n’est pas en condition. «Il m’est arrivé d’annuler une chanson programmée en public si je ne suis pas en état de la chanter», affirme l’artiste.
Non, ce n’est pas un caprice de star, c’est sur la foi d’une passion qu’elle s’appuie pour chanter. Chanter dit-elle, «ce n’est pas dans la tête. Ça sort du corps, des viscères…». Touria Hadraoui n’est pas une femme qui renonce facilement à ses rêves, ni de celles qu’on peut facilement intimider. Elle est de celles qui osent. Et elle a raison de ne rien se refuser. D’abord, la militante, la femme de lettres, la diplômée en philosophie a abordé un genre musical qui a toujours été réservé aux hommes. C’est tout naturellement qu’elle y a posé sa voix, l’a imposée. «Je ne me suis jamais posé la question de savoir si je pouvais ou pas chanter du malhoun. On peut tout chanter tant qu’on aime, tant qu’on le sent», avoue-t-elle. Une voix de femme, un chant d’homme sur une tradition plusieurs fois centenaire pour que débute une nouvelle histoire… «Le patrimoine est dans mon corps, je le sens dans ma chair. Avec le malhoun j’ai renoué avec la terre. Ce sont de grands textes posés sur une musique d’une sobriété qui me convient, une sobriété parlante et raisonnante…». Car ce qui  compte pour Touria, c’est l’Histoire et les petites histoires. «Le poète écrivait le texte tout en composant sa partition musicale. Après, il confiait son œuvre au mounchid (le récitant), avant d’arriver entre les mains du khazzane qui le garde. Il y avait des compétitions à thèmes… C’est tout cet univers qui me fascine dans le malhoun. J’ai l’impression de rencontrer ces gens là !». Quelques siècles plus tard, Touria Hadraoui se retrouve dépositaire de toute une histoire, d’une culture.  Elle se dit comblée dans ce monde de richesse et de profusion.
Son parcours musical est des plus classiques. elle a commencé à chanter Oum Kaltoum et à imiter les grands chanteurs arabes. Et c’est tout naturellement qu’elle appris  à jouer au piano et au luth.
A l’Université Mohammed V Souissi de Rabat, l’étudiante en philosophie organisait des petites soirées où elle chantait avec ses amis.  Mais son instinct de militante l’a vite conduit, après l’obtention de son diplôme, au journalisme d’investigation où elle a  osé aborder des sujets aussi tabous que ceux de la prostitution masculine au Maroc.
Quand on discute avec l’artiste, on a du mal à croire qu’elle chante du malhoun. Cette femme si moderne dans sa façon de parler, dans ses idées, dans sa féminité. «C’est de la modernité que j’ai retrouvé dans ces textes très anciens». Le lecteur qui prend le temps de lire les textes du malhoun, sera en effet étonné de découvrir une langue claire, apaisée, pure et neuve. Elle contient une terminologie d’une grande précision. Des mots à la charge émotive intemporelle. Malheureusement, on ne trouve toujours pas d’anthologie du malhoun même s’il faut noter quelques rares tentatives aussi pleines de bonne volonté que d’erreurs !

Un apprentissage de maître à disciple dans le respect de la pure tradition

Lorsqu’on écoute le tout nouvel album de Touria Hadraoui, «Concert Live à Bordeaux», on est surpris par la pureté d’une voix sans artifices. L’artiste a épuré ce genre musical, a rompu avec les orchestres classiques mais a préservé l’essentiel. Pour seul accompagnement, elle choisit un piano mais pas n’importe quel pianiste ! C’est Simon Nabatov, pianiste russe de renommée internationale qui a été séduit par les modes du malhoun. D’autres fois, c’est d’un luth et d’un violoncelle qu’elle habille sa voix. Sa voix retentit derrière la simplicité et la limpidité. Si elle ose le changement, c’est parce qu’elle a la parfaite maîtrise de son art. Mais le malhoun, «ça se mérite», et avant de se réconcilier avec la tradition, il fallu la comprendre et aller à sa rencontre.
Touria a appris le malhoun de la façon la plus traditionnelle qui soit en 1989, «L’interdiction de la revue Kalima où je travaillais, en tant que journaliste (1986-1988), m’a permis de revenir vers la musique. J’ai repris le chemin du conservatoire où j’ai rencontré El Haj Benmoussa». Et c’est à ce moment-là que la magie s’est opérée. «C’était les plus belles années de ma vie, je marchais en chantant, je dormais en chantant, plus rien n’existait, il n’y avait plus que le malhoun, j’étais habitée par cette musique. Il m’a finalement livré le trésor dû malhoun, mais j’ai dû faire preuve de patience», se souvient-elle.
En effet, on ne décide pas comme ça de chanter du malhoun ! Cette musique traditionnelle a ses codes. Mériter un texte, c’est s’intéresser à son histoire, l’interroger, le comprendre, pour pouvoir enfin goûter à son nectar. C’est un parcours initiatique, guidé par des maqamate. «Je voyais mon maître trois fois par semaine. Il disait qu’il aimait ma voix… et un jour, il m’a dit, chante-moi ta version de Lalla Ghita. A ce moment-là, j’ai compris que je n’étais plus dans l’apprentissage, j’avais dépassé le stade du disciple». Le monde de Touria Hadraoui devient répétitions, arrangements, tonalités… Sa vie se résume en trois rythmes, dix modes et des poèmes à faire rêver les cœurs les plus sourds… En 1991, elle enregistre son premier album, Chemâa, où elle laisse éclater sa voix : on en sort secoué, purifié… Touria est vite plébicitée. En 1998, elle publie son premier roman autobiographique, Une enfance marocaine (Editions le Fennec). L’artiste ne s’arrêtera plus, elle sort un album tous les deux ans (10 albums au total), ce qui lui vaut des tournées mondiales dans les plus grands festivals de musique au monde. L’année 2003 est marquée par son album, Arabesques sur rythmes africains, en compagnie du groupe guinéen Boté Percussion, où le chant andalou rencontre les rythmes de la mère terre. «On ne peut aller vers la modernité en ignorant la tradition. Dans cet album, j’ai cassé les règles, j’ai fait des rencontres, c’est un dialogue…j’aime confronter ma voix à des musiques très contemporaines. Ma voix est porteuse d’une culture et la confronter à d’autres cultures encore est très enrichissant». Pour Abdallah Zrika, son mari, «sa voix sort du fond de la terre». Le poète laisse couler sa plume, inspiré par sa muse et nous livre un de ses plus beaux poèmes : «L’arabesque de sa voix a rejoint l’arabesque de la percussion. La sérénité du “samaâ” a rejoint le tonnerre des instruments sortis des débuts de la création. D’un moment à l’autre, le ciel de ce même “samaâ” tonne, où brille le soleil du balafon de Sorakhata Koyauté avec une rare élégance. Le tonnerre et les éclairs de la percussion transforment la voix en gouttes de pluie qui tombent en douceur dans le lac de l’âme». Et ce n’est pas seulement l’amour qui fait parler Zrika : pour preuve, Touria Hadraoui a été choisie pour l’ouverture de la biennale du filmmuseum à Amsterdam en 2007. «CorrieVan Binsbergen (musicienne hollandaise) avait composé une musique pour le célèbre film français l’Atlantide(*) et elle m’a demandé de chanter. C’était le moment le plus émouvant de toute ma carrière, derrière moi les images du célèbre film défilaient et c’est ma voix qui résonnait dans la salle…». Une voix, forte, inimitable et, pour l’abriter, il fallait une musique à sa hauteur, c’est-à-dire une musique qui sort de la terre.

(*) Film muet français réalisé par Jacques Feyder en 1921et inspiré du roman éponyme de Pierre Benoit.