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Culture

Solange, un demi-siècle de «Corrida»

Arrivée au Maroc comme assistante médicale en 1950, elle n’en est plus repartie. Depuis près de 50 ans, Solange Marmaneu règne sur «La Corrida» où elle a vu défiler tous les VIP du Maroc et d’ailleurs.

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Assise sous une énorme tête de taureau, une femme prend le micro : «En 1950, lorsque Solange Marmaneu est arrivée à Casablanca, il n’y avait pas encore de portables». Curieux préambule en direction des journalistes qui se sont déplacés nombreux ce dimanche soir 23 octobre à La Corrida. Les appareils photos crépitent et les portables, il est vrai, sonnent de tous côtés. Solange, vêtue de rouge orangé, trône au bout du restaurant, sereine, attentive. Elle fête ses 90 ans. Ses amis sont là, quelques parents, des clients fidèles aussi sans doute, des journalistes, des cameramen de 2M, de la RTM et l’auteur, Abdellatif Hissouf, venu présenter la biographie(*) de la vieille dame… Une centaine de personnes entassées dans le décor typiquement espagnol du petit restaurant de l’ex-rue Gay Lussac, aujourd’hui banalement rebaptisée «rue du Thuya» en l’honneur des quelques échoppes de bois et autres bibelots qui, aujourd’hui, ont investi les lieux . Quelques absents aussi, Jamal Boushaba, l’ancien gérant des lieux. Dehors, la pluie arrose le joli jardin de la Corrida. L’hommage continue, résumé de la vie d’une française à Casablanca, tandis que résonnent au loin les sirènes annonçant, pour le lendemain, le début du Ramadan.

C’est une simple annonce dans le «Monde médical» qui a décidé de son destin

C’est précisément durant Ramadan que Solange est arrivée au Maroc. C’est en tout cas l’impression de la vieille dame. «Il y avait de la musique partout et les gens chantaient», se rappelle-t-elle. Enjolivés ou non, ses souvenirs annoncent déjà son histoire d’amour avec le Maroc : «Je me souviens de l’odeur d’épices à ma descente d’avion». C’était il y a 53 ans. «Je suis arrivée à Casablanca le 1er juillet 1950, vers minuit, avec un contrat de travail d’un an, comme assistante en chirurgie à la clinique des Palmiers. Et je suis toujours là…». Solange reste rêveuse. Assise à l’une des tables de son restaurant, elle déroule le fil des événements qui l’ont menée ici. Une simple annonce dans Le Monde Médical a décidé de sa nouvelle vie : on recherchait une assistante à Casablanca. «Je savais à peine où se trouvait le Maroc ! M’installer là bas, je n’y songeais même pas. Puis, il a plu à Bordeaux, d’une façon terrible. Quinze jours ininterrompus. L’annonce était toujours là. Je suis finalement partie».
Solange a le sourire plein de nostalgie lorsqu’elle se souvient du Casablanca de l’époque. «Casablanca c’était Paris, “le petit Paris” comme on l’appelait alors. Les femmes étaient plus élégantes qu’à Paris, plus soignées. Elles assortissaient leur robe à la couleur de leur voiture, de belles voitures qu’on ne trouvait pas en France, des Mercedes, des Cadillac qui côtoyaient des charrettes tirées par des chevaux. Il y avait des rallyes automobiles, un cynodrome… C’était beau, Casablanca…»

«Je suis devenue infirmière des arènes de Casablanca»

Solange se souvient des avenues propres et animées, des cabarets, le Don Quichotte, Le Negresco et ses travestis… la sympathie des gens «qui vous saluaient sans vous connaître», pour le plaisir simplement. «On ne voit pas ça en France !», précise-t-elle.
Depuis quelques années, la vieille dame se déplace difficilement. Elle ne sort presque plus et sa vue a baissé. «J’ai 90 ans, vous savez ?»
Mais sa mémoire reste intacte. Elle se souvient de tout. De sa ville natale, Tourcoing, de ses études à Lille, de son métier de sage-femme puis d’institutrice durant la Seconde guerre mondiale, du massacre des enfants de sa classe sous les bombardements allemands, de l’exode, de son court emprisonnement après la libération pour avoir aidé des femmes françaises à accoucher de bébés aux profils jugés trop «allemands», de son engagement dans l’American Red Cross (Croix rouge américaine), de ses divers emplois alimentaires… et bien sûr des débuts de sa nouvelle vie casablancaise.
Qui se souvient encore des arènes de Casablanca ? Beaucoup de jeunes Casablancais n’en ont sans doute jamais entendu parler. «Elles étaient très belles», se souvient Solange, qui n’a pourtant jamais eu la passion des corridas. Tout au plus une curiosité qui l’a menée à assister à des spectacles à Oran puis Tanger. En 1953, un certain Don Vicente Marmaneu, Espagnol, vient ressusciter les arènes de Casablanca, alors à l’abandon. C’est là que Solange, devenue infirmière des arènes, rencontre son futur mari : «J’entre à l’infirmerie, un bonhomme en sort. Je me dis : celui-là il sera pour moi !» Le directeur des arènes devient en effet peu de temps après son compagnon pour la vie. A l’époque, Solange aime tout ce qui entoure les corridas : le spectacle, la musique… Elle n’a, heureusement, assisté à aucun accident grave, tout au plus à un «torero déculotté» par un taureau. Mais depuis, elle ne veut plus entendre parler de corrida, évoquant la souffrance animale. Les arènes organisaient toutes sortes de spectacles : concerts, concours hippiques… C’est justement à l’occasion d’un de ses concours que Solange rencontre le futur Roi Hassan II. Le prince Moulay Hassan venait de remporter le 1er prix. «M. Marmaneu du champagne pour tout le monde !», aurait-il dit. Solange conservera toute sa vie une admiration indéfectible pour le Roi, rejetant toutes les critiques à son encontre : «C’est si difficile de juger…», lance, en guise d’explication, Solange pour qui la politique semble d’une opacité absolue.

La belle époque de «La Corrida»

En 1958, Solange apprend que le restaurant Les Palmiers est à vendre. C’est ici même qu’elle avait déjeuné pour la première fois à Casablanca. Elle avait alors été charmée par le jardin et ses palmiers. Le jeune couple saute sur l’occasion, rachète le restaurant et le rebaptise «La Corrida».
Tous les grands noms du monde des arts et du spectacle vont alors se succéder dans la petite villa de la rue Gay Lussac, souvent après le spectacle du théâtre municipal ou des arènes, deux lieux mythiques aujourd’hui détruits. Le livre d’or est à cet égard, éloquent. Joséphine Baker, Dario Moreno, Michel Simon, Jean Delannoy, Eddy Mitchell, Jean Marais, Pierre Brasseur… La liste est interminable. Brigitte bardot, Françoise Sagan, Aznavour, Juanito Valderrama… Solange a un petit mot pour chacun : Charles Trenet «avec qui j’ai réalisé que nous avions le même âge», Arletty «qui est venue ici fêter ses 75 ans», Jacques Brel «que j’adore»… Fernandel «quel sale caractère celui-là !», Jean Piat «mon cousin», Bernard Blier «qui venait très souvent», Ben Bella et Ben Barka «ils ont mangé à la même table. Si j’avais su qu’il finirait dans une cuve d’acide comme j’ai vu sur TV5…». Solange avoue regretter de ne pas lui avoir fait signer son livre d’or. Tino Rossi «quel bébête celui-là!». Imitant le chanteur d’un air niais : «C’est du champagne ?» (rires). Sacha Distel, «la rue était noire de monde, la police a même dû intervenir ce soir-là». Solange montre une photo d’elle tenant les grilles du restaurant poussées par une horde de fans. Yves Saint Laurent, «arrivé d’Alger avec son père. Je ne sais pas ce qu’a mon fils, disait le père, il dessine tout le temps des robes !». Et puis ce sont les toréadors, les danseurs, toute la scène flamenca… Luis Miguel Dominguin, Manolete, Morenito de Cordoba… Les politiques, aussi : André Azoulay, Moulay Ahmed Alaoui «qui venait très souvent», le prince Moulay Abdallah et tous les ministres du Palais… le général Oufkir, Driss Basri… même Mohammed V et Hassan II, avec qui Solange se souvient avoir eu un accrochage. «Vous savez à qui vous parlez ?», lui avait répondu le futur Roi. «Je lui avais répondu qu’à plus forte raison, si vous êtes prince vous devez savoir que…». Solange refuse de dévoiler la suite. «Quand même, je ne peux pas, il est musulman…». Tout le monde passait alors à la Corrida, des hommes d’affaires, des diplomates, des avocats et même des membres de l’ETA «qui chantaient, le poing levé», des bandits, des mafiosi… «C’était ça, Casablanca, à l’époque !»
1971. Cette année-là, la vie de Solange va basculer. «On était dans une pièce à préparer le repas. Des soldats sont entrés, nous ont fait sortir et ont commencé à tuer tout le monde à la mitrailleuse». C’est le terrible coup d’Etat de Skhirat. Solange se souvient encore des ordres «Couche toi ou je te tue!», «Les mains sur la tête !», «Avance !».

Skhirat, en 1971, signe l’arrêt de mort des arènes
C’est dans cette tuerie que Solange perd son mari. En voulant faire un garrot à l’ambassadeur de Belgique qui a l’artère fémorale touchée, Don Vicente Marmaneu tombe sous trois rafales de mitrailleuse.
«Moi, j’étais près du roi Hassan II. Un petit garçon est venu dans mes bras, l’actuel Roi Mohammed VI, et m’a dit : ils vont aussi tuer papa ? Hassan II a alors présenté sa main avec son chapelet et a dit «tu ne reconnais pas ton roi?». Les tueurs se sont prosternés». Solange s’interroge encore sur cet événement historique. «L’association des parents des victimes de Skhirat m’a envoyé une lettre un jour en m’informant que la France avait organisé ce massacre et allait être attaquée devant le tribunal international». Malgré ses doutes, Solange ne peut s’empêcher de voir un rapport entre Skhirat et la «marocanisation» qui a suivi. «Tous les patrons, propriétaires, industriels, commerces…devaient être marocanisés. Les Français ont commencé à partir. J’ai perdu toute ma clientèle mais j’ai conservé mon restaurant. Une exception que le roi a faite pour moi». La même année, les arènes étaient démolies… «1971… une mauvaise année !», soupire Solange.
Aujourd’hui Solange fait de la résistance face aux promoteurs. Ils sont nombreux à vouloir racheter «La Corrida» pour faire pousser des immeubles. Solange ne cédera pas. «A cause des palmiers…», dit-elle.
Mais il est une autre raison que Solange ne cite pas : Malika. Un oubli, sans doute. Arrivée vers 6 ans, Malika est pourtant, selon son expression, «comme sa fille adoptive», «travailleuse, courageuse». Malika a toujours appelé sa «mère», «madame» et a consacré sa vie à la servir, elle et le restaurant.
C’est elle, ce soir encore, à l’anniversaire, qui accueillait les invités, les journalistes, préparait les plats… A plus de 40 ans aujourd’hui, cette «fille adoptive» qui n’aura pas même droit à une ligne dans la biographie consacrée à Solange, ne constitue-t-elle pas une raison aussi valable qu’un palmier de refuser de vendre La Corrida ?

(*) La Corrida ou Vie d’une Française à Casablanca, Abdellatif Hissouf. 130 pages, 80 DH.
Ce livre, édité à compte d’auteur, retrace dans un style maladroit la vie de Solange Marmaneu. Quelques poèmes naïfs et des dédicaces, repris du livre d’or, terminent l’ouvrage. Le livre reste cependant un témoignage utile pour la mémoire de Casablanca.