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Culture

Sakina Safadi, l’énigme des Jil Jilala

Depuis sa dernière prestation avec le groupe en 1996, elle n’a plus
reparu jusqu’à ce 28 juin 2003 lors de l’émission «Assahratou
Lakoum» sur 2M. Retour avec Jil Jilala
ou fugitive prestation pour attiser notre nostalgie ?

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Quand Sakina surgit en face de leurs mirettes éblouies, les demi-siècles se mirent à fuguer par la mémoire vers les seventies. En six chansons gustatives comme autant de madeleines espérées, elle nous fit revivre ce temps-là. C’était le temps des fleurs. On oubliait, sans se faire rabrouer, d’aller chez le coiffeur. Les bas de pantalon passèrent de 17 cm de largeur à 27. Les filles étaient jolies. Les terrasses des cafés ne désemplissaient pas. On y refusait du monde. On y honnissait la société pourrie jusqu’à la moelle. On y vomissait l’oppression et l’injustice, à grand renfort de citations, cueillies dans des ouvrages austères et abscons. Des groupes musicaux émergèrent, se constituant porte-voix des rebelles. Dont Jil Jilala. Hamid Zoughi et Moulay Tahar Al Asbihani furent les bâtisseurs. Mohamed Darhem les rejoignit peu de temps après avec, dans sa besace, une jeunette proprette, répondant au doux nom de Sakina Safadi.
Jalila Megri, Souâd Batma et Sakina Safadi, les trois filles qui chantaient alors avec des garçons
Une fille chantant au milieu de garçons ? A l’époque, on connaissait deux cas : Jalila Megri et Souâd Batma. Elles avaient l’une et l’autre le feu sacré, mais firent long feu. Sakina, elle, s’accrocha tant qu’elle pouvait, parce que cette posture, souvent inconfortable, répondait à une nécessité intérieure. Née à Bab Jdid, dans l’ancienne médina casablancaise, elle fut, dès sa plus tendre enfance, perturbée par le choc consécutif au divorce de ses parents. Inconsolable, elle se réfugiait dans les bras protecteurs de son oncle maternel, en quête de cette tendresse paternelle dont elle fut cruellement sevrée. Le tonton l’en couvrait tellement qu’il lui défendait de frayer avec les gamines de son âge, promptes à lui griffer le visage ou lui lacérer la chair. La compagnie des garçons était moins dangereuse. C’est avec eux qu’elle faisait la course, nageait dans le port, disputait des parties de football interminables. Ce bonheur fut bientôt endeuillé. A onze ans, elle perdit sa mère. La voilà seulâbre, perdue, azimutée, vivotant à coup de ménages et de tristes boulots. Deux ans de galère, au terme desquels elle se fit épouser par un théâtreux qui avait pignon sur scène, Kamal Serghini.
Petits boulots, ménages : la galère avant de rencontrer Kamal Serghini et de monter sur les planches
Grâce à lui, elle fit ses premiers pas dans le théâtre. Avec succès, comme en témoigne sa flamboyante prestation dans Kasr Al Ilaj. Elle resta clouée aux planches jusqu’en 1972, date à laquelle elle intégra le groupe Jil Jilala. Qui ne se souvient de Laklam Lamrasaâ, Alâar abouya, Jilala, Lajouad, Liyam tnadi, Chamâa ? Des complaintes lancinantes d’où se détachait la voix douce, caressante et ensoleillée de Sakina.
Mais alors qu’elle était au firmament, il lui prit de jeter son froc aux orties. Sur les raisons de ce départ abrupt, elle ne moufte mot. Les grandes souffrances sont muettes, disait Alfred de Musset. En avril 1996, elle fit un retour parmi le groupe, alors en pleine recomposition, pour ensuite, sans crier gare, quitter le navire… Jusqu’à cette soirée du 28 juin dernier. Décidément, cette belle à la voix sublime est une énigme ambulante.