Culture
Nos livres pour l’été
Bronzez malin, lisez ! Voici notre sélection de bouquins pour vos après-midis de farniente.

Lolita a douze ans, rit avec effronterie, se roule dans l’herbe, se pâme dans l’onde, gesticule de tous ses membres frais et graciles. Lolita est pleine de vie, c’est la plus joyeuse, la plus belle des enfants. La plus malchanceuse aussi, car Humbert, son beau-père, l’aime d’un amour morbide, dévorant. «Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita», se souvient le narrateur au fond de son cachot, car son amour dépravé, destructeur, l’a poussé au meurtre.
Vous sortirez tétanisé de ce roman sinistre et éblouissant qui, jusqu’au bout, vous fera tanguer, le souffle coupé, sur une corde raide, entre l’horreur absolue et l’émerveillement sans fin. D’une plume délirante, enivrante, Vladimir Nabokov accomplit ici une prouesse incroyable : vous faire apprécier, grâce à une langue d’une incomparable beauté, un récit que vous devriez détester de toutes vos forces. Troublés, vous vous demanderez ce que vous faites dans les méandres d’un cerveau malade, immonde, puis, à mesure que vous vous enfoncerez dans cette pathétique confession, vous vous surprendrez à vous émouvoir des tourments, des regrets, des «sentiments» d’un monstre, d’un humain trop inhumain. Déroutant et magistral.
La «révélation» de la rentrée littéraire hexagonale : En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis (2014)
Édouard Louis, vingt-et-un ans, n’en revient pas lui-même du raz-de-marée qu’a provoqué son premier roman: En finir avec Eddy Bellegueule, une plongée abyssale et autobiographique dans ce que la misère a de plus sombre, de plus terrible.
Ce que le jeune écrivain français a enduré durant son enfance dans la Picardie profonde fait penser aux déboires de Abdallah Taïa dans son quartier de Hay Salam à Salé, jugé, maltraité à cause de ses «manières efféminées». Mais aussi de sa culture, de sa volonté de ne pas se fondre dans la masse, car dans ce milieu très précaire, où insalubrité, promiscuité et inculture règnent en maîtres absolus, toute différence mène inexorablement vers l’exclusion. Un roman coup-de-poing d’une rare crudité, qui s’est arraché à deux-cent mille exemplaires en France, et qu’on traduit en ce moment dans dix-huit pays.
L’essai : Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi (2010)
Pierre Rabhi avait à peine vingt ans quand, écrit-il, la modernité lui est «apparue comme une immense imposture». Quelques lignes plus loin, l’auteur clarifie sa pensée : «Tout est de plus en plus provisoire et éphémère au cœur d’une frénésie en évolution exponentielle, transformant les humains en électrons hyperactifs, produisant et subissant un stress dont on sait qu’il est à l’origine de graves pathologies». Cet homme n’est rien moins que le père de l’agro-écologie en France, un mouvement qui prône le retour à la terre, le respect de la Nature, de nos ressources dangereusement pillées et gaspillées. Plein de sagesse, cet ouvrier spécialisé décide, dès la fin des années 1950, de s’épargner les effluves toxiques de notre «civilisation» en allant s’installer dans un hameau en Ardèche. Dans ce livre sensible et pertinent, il nous invite à méditer sur l’Économie actuelle, cette machine inaliénable et dévastatrice, courant sans cesse derrière la croissance illimitée (et sa perte), se souciant peu de répartir équitablement les ressources communes à l’humanité. Pour Pierre Rabhi, par exemple, «les forêts, le sol nourricier, l’eau, les semences, les ressources halieutiques, etc., doivent impérativement être soustraits à la spéculation financière». Une belle lecture pour s’initier à la modération et ainsi abolir la frustration qu’engendre le «toujours-plus».
Le roman marocain : La liste de Naïma Lahbil Tagemouati
Fatima, mère de famille éplorée, analphabète mais non moins astucieuse, ne rêve que d’une chose : quitter son bidonville natal. Bouchta, lui, est architecte. Quand il n’écume pas les lieux sélects et les soirées branchées pour oublier la débâcle de son couple et ses origines obscures, il façonne les logements sociaux dans lesquels Fatima veut à tout prix emménager. Deux destins que tout oppose a priori se croisent et s’entremêlent dans ce roman de la professeure universitaire Naïma Lahbil Tagemouati qui a choisi, comme toile de fond, la tentaculaire et chaotique Casablanca, terre d’ambitions folles, de désirs sans cesse inassouvis.
Le beau-livre : Progressive rock vinyles, Dominique Dupuis (2009)
C’est un ouvrage chatoyant, étonnant, qui plaira à vos yeux avant de s’emparer de votre esprit médusé. Ce beau-livre rend hommage à un mouvement musical né à la fin des années soixante : le rock progressif, à qui nous devons Pink Floyd et King Crimson, Yes et Genesis, Peter Gabriel et Soft Machine. Ces gens-là, qui ont capté l’essence du jazz, de la musique symphonique et du rock psychédélique, nous ont non seulement abreuvés de sonorités uniques mais nous ont aussi offert un univers graphique extraordinaire, des pochettes de vinyles d’une ingénieuse et remarquable beauté. Dominique Dupuis raconte tout cela avec verve et talent. À feuilleter amoureusement.
Le Fantasy : L’œuf de Dragon, George R.R. Martin (2014)
Comment lire du George R.R. Martin sans courir le risque de se spolier piteusement les futurs épisodes de Game of Thrones ? C’est simple : on se procure L’œuf de Dragon ! Ce livre inédit remonte aux origines de la guerre sanglante et, par moments, traumatisante que se livrent les sept royaumes de Westeros. Quatre-vingt-dix ans avant le Trône de fer, on retrouve un univers familier et glaçant, fait de dragons et de chevaliers assoiffés de gloire et de violence. Une lecture désaltérante, en attendant la prochaine saison d’HBO…
Le plaidoyer pour la paix: La posture d’Abraham, Ismaël Ibn El Khalil (2014)
En 2009, Ismaël Ibn El Khalil part en Terre sainte, en quête «de paix et de réconciliation». Ce périple entre la Palestine et Israël a engendré La posture d’Abraham, un carnet de voyage dans lequel le jeune Marocain s’efforce de décrire, de son point de vue, «la réalité du conflit sur le terrain». Pour l’auteur, le rapprochement judéo-musulman n’est possible que «par la prise en compte de la détresse du peuple palestinien ainsi que par la garantie de la sécurité du peuple israélien». Son rêve: un État fédéral d’ici 2050 où les deux peuples coexisteraient sereinement. Un brin naïf et utopiste, quand on voit la barbarie à l’œuvre en ce moment à Gaza et l’autisme d’Israël, cet État juif où, comme le dénonce le journaliste israélien Gideon Levy, «il ne reste rien de l’injonction biblique selon laquelle il faut être juste avec la minorité ou avec l’étranger» et «dans lequel il n’y a de place que pour les juifs».
La bande dessinée : Amazigh – itinéraire d’hommes libres, Cédric Liano et Mohamed Arejdal
Dans ce roman graphique, Mohamed Arejdal raconte sa clandestine et véridique traversée de la Méditerranée, à bord d’un linceul flottant, à la poursuite du bonheur. Un bonheur qui se révèle chimérique, car le jeune immigré réalise très vite l’enfer dans lequel il s’est embourbé : des passeurs avides et cruels, la violence des camps de rétention espagnols, le refoulement, le mépris de soi… Puis la résurrection, la réalisation de soi, grâce aux études et à l’art. Une bande dessinée à la belle esthétique sobre et sombre, qui met un visage blême sur la masse informe, nébuleuse, de l’immigration illégale.
