Culture
Mohamed Hammich : Gracieux méconnu
Il a côtoyé Charlie Chaplin, Samy Davis Jr., Dean Martin et Franck Sinatra. Il a sillonné le monde avec les plus grands cirques internationaux. Portrait d’un acrobate engagé, vedette à l’étranger, inconnu dans son pays.

Avis aux cinéastes parmi nos lecteurs : voici l’histoire, digne d’un road movie époustouflant, d’un homme qui a gravi les sommets des pyramides humaines et de l’échelle sociale. Un homme que tout destinait à divertir, pour une misère, des passants désabusés sur quelque place folklorisée ; un homme qui faillit être saltimbanque et qui devint artiste, accompli et partout acclamé.
«Jeune, j’étais fauché mais, grâce à mon art, j’ai pu faire le tour du monde», prononce posément Mohamed Hammich. Cette phrase aux vertus presque hypnotiques, l’acrobate retraité la répète comme un mantra à ses petits disciples, issus des quartiers pauvres, pour les encourager, les pousser à persévérer. «Un jeune Marocain a-t-il les moyens de se payer de longues vacances ou des escapades à l’étranger ? Non. Alors qu’un jeune acrobate marocain en tournée au Royaume-Uni, par exemple, peut passer des semaines à sillonner ce pays, il le connaît presque comme sa poche. Bristol, Londres, Manchester, Liverpool, il trotte partout. Il pousse jusqu’en Irlande puis il revient. Peu de temps après, rebelote, mais cette fois-ci en Australie, en Amérique ou au Japon. C’était ça, ma vie».
Une vie pareille, pleine d’aventures étourdissantes, ne peut qu’intéresser les scénaristes. Je vous assure qu’il y a là de quoi écrire un biopic marquant et d’utilité publique. La moralité de ce futur chef-d’œuvre ? Quand on a la gnaque, tout est possible. Même un «hlayqi» sans le sou, sans instruction, valdinguant toute la sainte journée sur la plage de Tanger, peut ébahir, quelques années d’ardeur et de labeur plus tard, le public de Las Vegas. «Ne surtout pas sous-estimer la halqa, prévient Mohamed Hammich avec un large et espiègle sourire. Grâce à elle, on peut se marier avec une Américaine, une Australienne, une Roumaine. On peut parler huit langues avec les gens de nationalités différentes côtoyés dans les cirques».
«La municipalité de Tanger ne fait rien pour la culture»
Mais comment le hlayqi de Tanger a-t-il fait pour atterrir dans ces chaudrons des arts en ébullition, pour se produire avec les trapézistes du Cirque national suisse Knie ou avec les virtuoses canadiens du Cirque du Soleil ? «Je viens d’une famille d’acrobates originaires de Sidi Ahmed Ou Moussa. Feu mon grand-père est enterré là-bas, confie Mohamed Hammich. Le métier se transmet chez nous depuis sept générations. Ce n’est, cela dit, pas grâce à mon père que je l’ai appris. Il n’a jamais voulu que je fasse comme lui. Au Maroc, ces métiers sont ingrats, méprisés. Il préférait que j’aille à l’école». Mais le petit Mohamed a la harfa chevillée au corps. Les cours l’ennuient, il leur préfère de loin les gambades sur la plage, les figures gracieuses, libres de toute entrave. «Un jour, durant l’été 1973, un vieil homme est venu me voir pendant que je faisais la Ferfara (la pirouette) sur le sable. Il m’a demandé de refaire la figure puis m’a corrigé ma posture et a promis de revenir m’entraîner le lendemain. Ça a duré plus d’un mois, après quoi il est allé voir ma famille pour leur proposer de me parrainer au cirque suisse Knie».
Un brillant artiste est né, des tournées en Europe et en Amérique commencent. «Nous n’avions pas besoin de visas pour passer d’une frontière à l’autre. À la douane, je montrais les photos de mes spectacles et les articles de presse qui parlaient de moi, et on me tamponnait mon passeport». Mohamed a dix-neuf ans lorsqu’il pose ses bagages à Las Vegas : il vient d’y rencontrer une belle Américaine qu’il épouse quelques mois plus tard. «J’y ai passé deux ans, à travailler au MGM Grand Hotel, qui était fréquenté dans les années soixante, soixante-dix, par les sommités du cinéma et de la musique. Omar Sharif, Franck Sinatra, Dean Martin, je les ai tous rencontrés là-bas». Sur une photo, on voit l’acrobate dans le bar de l’hôtel, bras dessus bras dessous avec Samy Davis Jr. Hélas, pas de photo avec Charlie Chaplin mais, en revanche, un très beau souvenir : «Il était vieux et en fauteuil roulant quand il est venu nous visiter au cirque Knie, car il vient lui aussi d’une famille de circassiens. J’étais tout petit à l’époque et ne savais pas manier la fourchette. Quand il m’a vu gêné et honteux au déjeuner, il a appelé mon prof et lui a demandé de me dire de prendre la viande comme ça et de la manger avec mes doigts», sourit Mohamed Hammich. «Depuis, je sais manger avec la fourchette, le couteau, la cuillère, les baguettes».
Après trente-cinq ans de carrière et de cheminements, l’acrobate savoure sa retraite à Tanger. Une retraite bondissante et engagée. Végéter ? Que nenni ! Il faut se hâter de transmettre l’art aux petits-enfants, filles et garçons confondus («Les filles s’appliquent mieux»). Pourquoi pas à leurs petits copains de l’école et de la vieille médina ? «Tous les jours, il leur enseigne l’acrobatie pendant trois heures. Il refuse de se faire payer par les familles des enfants. Il donne même parfois de l’argent aux plus démunis», souffle Sanae El Kamouni, militante culturelle et fondatrice de l’association Scènes du Maroc.
«Il faut aider notre pays à lutter contre la misère de l’ignorance, tambourine Mohamed Hammich. Il y a beaucoup trop d’analphabètes et d’illettrés au Maroc. Beaucoup de gâchis, beaucoup de jeunes aux talents perdus. Nous devons les aider à ouvrir les yeux». Qui, nous ? «Les citoyens, les associations. N’attendons pas l’État ou la ville. À Tanger, la municipalité n’existe pas. Elle ne fait rien pour la culture, rien pour le quartier. Cette forteresse portugaise que j’ai nettoyée et où j’apprends l’acrobatie aux enfants, je l’appelle Tel-Habib. Avant, elle n’avait pas de Habib, d’adorateur pour prendre soin d’elle. Mais aujourd’hui, Habib est là», affirme le Père Hammich en se frappant la poitrine.
