Culture
Lexique de l’oppression
Paru chez Actes Sud, le troisième roman d’Alaa El Aswany explore les rapports d’aliénation et de domination dans une à‰gypte coloniale pas si lointaine, annonciatrice des drames d’aujourd’hui.

Sur la couverture, un homme vous toise de son œil le plus méprisant et vous défie de rester une minute devant ce livre sans avoir une furieuse envie de l’acheter, malgré son prix exorbitant (310 dirhams, quand même). D’emblée, l’illustration vous installe dans l’atmosphère suffocante, imprégnée de violence morale et d’intimidation, qui plane sur ce roman, le troisième d’Alaa El Aswany. Une vaste fresque sociétale plantée, comme d’habitude, dans un seul et même lieu. Après l’Immeuble Yacoubian, c’est l’Automobile Club d’Égypte qui fait office, cette fois-ci, de théâtre de joies et d’infortunes, d’ascensions fulgurantes et de destins brisés.
Dans cet antre luxueux du jeu et de la débauche se démènent une vingtaine de personnages aux caractères et aux aspirations variés, finement ciselés. De Abdelaziz, noble seigneur ruiné de Haute-Égypte devenu aide-magasinier, à El Kwo, majordome despote et vicieux, en passant par Saliha la studieuse, Aïcha la sensuelle quadragénaire ou encore Mahmoud le benêt.
On ne change pas une méthode qui gagne : Alaa El Aswany actionne les mêmes rouages romanesques que pour ses deux précédentes fictions, tisse une toile irrésistible autour de ses lecteurs, les tient captifs durant plus de cinq cent pages, avec une virtuosité balzacienne (nous exagérons à peine et déplorons, au passage, une traduction souvent très malhabile. Promis, nous lirons le prochain Aswany dans sa langue originelle).
Le viol des consciences
Une nouveauté de taille est à signaler : l’écrivain quitte pour la première fois l’ère contemporaine pour nous plonger dans l’Égypte coloniale des années 1940, une Égypte totalement possédée et asservie par les Britanniques. Un des personnages, pour attiser les premiers élans nationalistes, parlera d’un pays «violé» : «Accepterez-vous que les Anglais violent vos mères et vos sœurs comme ils violent l’Égypte?», hurle ce dissident, dans l’espoir de déraciner une aliénation, un complexe d’infériorité complètement intériorisés par ses compatriotes, au point qu’un tout puissant majordome du roi, qui insulte et bat sans état d’âme une armée de serviteurs égyptiens, se prosterne devant le moindre être humain pourvu d’une peau blanche.
Autre servitude décrite ici par Alaa El Aswany, celle que subissent les femmes et que l’écrivain pointe habilement du doigt, à travers des personnages féminins dotés de caractères bien trempés et de besoins charnels. Des protagonistes avides de liberté, de réussite, lasses d’être réduites à de vulgaires «marchandises».
«Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment pouvons-nous nous courber depuis tant d’années face à l’oppression? Comment réveiller la dignité bafouée, anéantie, recouvrer sa condition d’être humain?», semble demander l’auteur de Chicago à son lectorat arabe. Un livre essentiel, en somme, pour remonter aux origines de l’enlisement égyptien actuel, pour comprendre les mécanismes de domination et commencer, peut-être, à les démanteler.
