Culture
Les subventions de la discorde
Le nouvel arrêté sur les subventions aux troupes théà¢trales relance les disputes entre les professionnels et le département de Bensalem Himmich, accusé d’avoir «cuisiné» le texte, sans concertation. Les protagonistes sont violemment en désaccord sur tout, sauf sur un triste constat : le théà¢tre va bien mal.Â

Au ministère, le directeur des arts, Abdelhak Afandi, est pourtant tout feu tout flamme. «Nous devrions pouvoir soutenir beaucoup plus de pièces, arroser davantage de villes, de régions», se réjouit-il. Un plus gros budget ? «Non. Plutôt une autre manière, plus astucieuse, de gérer et d’optimiser le fonds d’aide». En gros, depuis la publication au Bulletin officiel, le 7 juillet dernier, d’un nouvel arrêté sur les subventions au monde du théâtre, les troupes doivent choisir : ce sera l’aide à la production ou à la diffusion, pas les deux. «Grâce à cette nouvelle répartition, des créations intéressantes et des comédiens méritants, inconnus au bataillon, pourront avec un peu de chance émerger, espère le responsable culturel. Cela encouragera la concurrence».
Mais pour l’instant, cette mesure exacerbe surtout les rancœurs. «Elle est profondément inégalitaire», tonne El Hassan Neffali, président du Syndicat national des professionnels du théâtre (SNPT). «Les œuvres qui bénéficieront d’une aide à la production auront, en toute logique, de meilleures chances de percer que des créations faites avec les moyens du bord. Les pièces bricolées tant bien que mal seront donc forcément moins favorisées pour l’aide à la diffusion, l’année suivante». Cette année, c’est sûr, la commission du fonds d’aide aura peu de projets à se mettre sous la dent. Beaucoup de mécontents ont snobé le 31 mai, date butoir pour déposer les candidatures. Et, à en croire les récriminations, le boycott ne sera pas levé de sitôt. «S’il faut attendre le prochain gouvernement et la mise en place d’une nouvelle structure de soutien avant de soumettre des demandes de subvention, nous attendrons», a juré le syndicaliste Houssine Chaâbi à nos confrères du Soir Échos (du 1er août). Pour le ministre de tutelle, accusé d’entêtement, voire d’autisme, le désaveu est cuisant. Une radicalisation que Bensalem Himmich aurait pu voir venir.
Quelque chose de pourri au royaume du théâtre
En mai, déjà, le Festival national du théâtre de Meknès essuyait un gros échec. Boudée par douze troupes, la compétition officielle est passée à la trappe : seules trois compagnies de théâtre ont daigné faire le déplacement. Mais malgré ce camouflet, l’arrêté de la discorde a quand même été, moins de deux mois plus tard, adopté. Le texte décrié insiste, comme son prédécesseur, sur «le sérieux, la qualité et le professionnalisme» des candidatures. «Notez que le montant maximum d’aide à une compagnie de théâtre est passé de 400 000 à 600 000 dirhams par saison théâtrale», met en exergue le directeur des arts au ministère de la culture. À chaque bénéficiaire de l’aide à la diffusion, – dix troupes au bas mot-, le fonds d’aide s’engage à verser 300 000 dirhams. «Tout cela sans augmenter le budget global, qui oscille donc toujours entre six et huit millions de dirhams d’aides annuelles. De toute façon, cette somme n’a jamais été entièrement reversée aux troupes, car de nombreuses candidatures ne sont malheureusement pas assez solides», lâche M. Afandi. L’année théâtrale la plus féconde n’aurait, selon lui, pas nécessité plus de 3,5 millions de dirhams d’aides à la production. Pour ce qui est du soutien à la diffusion, le ministère n’est guère allé au-delà d’un million et demi. «Il ne s’agit donc pas seulement d’argent, mais d’efforts, d’autocritique que ces troupes doivent faire pour se structurer et combler les carences de leurs productions», ajoute le responsable. Incompétence, le mot est presque lâché.
Les frondeurs, eux, ne sont pas loin de crier à l’injustice. Ils trouvent aberrant d’exiger, par exemple, un CD de la pièce théâtrale candidate au soutien à la diffusion. «D’abord, le théâtre, c’est un art vivant, et un art vivant, ça ne se visionne pas sur un ordinateur ou une télé, ça nécessite des acteurs et un public», raille le président du SNPT. «Je veux bien qu’une troupe à Casablanca, Tanger ou Fès dispose de moyens et de structures pour enregistrer proprement son spectacle. Mais enfin, a-t-on pensé aux troupes de Jerada, de Khouribga ? Vont-elles recourir à des cameramen de mariage pour filmer leur travail ? On ne donne pas les mêmes opportunités à tout le monde. C’est anormal».
Idem pour les indemnités des membres de la commission, fixées à 10 000 dirhams… par an. «Dérisoire s’il en est, de même que les montants fixés pour les déplacements dans les régions. 800 dirhams pour chaque voyage, trajet, nourriture et hôtel compris. On est très loin du confort nécessaire». Ulcéré, El Hassan Neffali se souvient de son collègue, le dramaturge Abdeslam Chraïbi, mort dans un accident de grand taxi le 23 avril 2006, alors qu’il rentrait d’une mission pour le fonds d’aide à Larache, «parce qu’il n’avait pas de quoi payer le billet de train».
Les syndicats crient au hold-up sur la commission
Mais au-delà des innombrables reproches faits à cet arrêté, c’est son élaboration même, qualifiée d’unilatérale, qui déchaîne la fureur dans le microcosme du théâtre. Que les syndicats de comédiens et les lauréats de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle (ISADAC) n’aient pas eu leur mot à dire sur le texte et sur la composition de la commission, c’est ce qui leur reste en travers de la gorge. «L’article qui exigeait que la commission soit composée de représentants du ministère et des syndicats a purement et simplement sauté dans le nouvel arrêté. Le ministre désigne à présent des membres de son département et une poignée de professionnels. Nous avons été exclus de cette commission. Le principe de démocratie est mis à mal». Que nenni, répond le directeur des arts. Les syndicats ont bel et bien été conviés aux réunions, mais ils ont choisi de décliner l’invitation, ils n’ont qu’eux-mêmes à blâmer. «Le ministre de la culture veut noyer le poisson. Nous avons refusé de participer parce que nous ne voulons pas de ce dialogue de sourds», contre-attaque M. Neffali, qui s’attèle, avec ses pairs, à créer une fédération des professionnels, voire un fonds d’aide indépendant.
Et le théâtre dans tout ça ? Réduit, par ces déchirements, à la portion congrue. Cette année, la production s’annonce plus pâlichonne que d’ordinaire. Pour illustrer cette faillite du théâtre marocain, Jaouad Essounani, metteur en scène de la compagnie Dabateatr, aime à citer le réalisateur Cédric Klapisch, qui résume ainsi les maux du cinéma français : «Aujourd’hui, ce qui nous inquiète, c’est d’assister à la lente et insidieuse disparition de ce qui pourrait surprendre ou éveiller le public. Il y a, de fait, un appauvrissement culturel dans notre pays et les élites n’envisagent même plus de travailler à le ralentir». Pour donner corps à ce propos, le co-responsable de Dabateatr raconte son expérience tragicomique avec les pourvoyeurs de subventions : «Depuis la création de la troupe, nous avons religieusement, à chaque saison, déposé un dossier à la direction des arts. Il y a deux ans, à la soirée de clôture du Festival de Meknès, je suis monté recevoir le prix de la mise en scène et le Grand prix national. Le lendemain matin, à la conférence de presse pour annoncer les prochaines troupes subventionnées, 26 projets étaient retenus, mais pas celui de Dabateatr. L’année suivante, la mascarade s’est reproduite. On nous a, une fois de plus, gratifié du Grand prix, et le lendemain, la compagnie n’était toujours pas dans les 19 troupes subventionnées». Quand il se souvient des justifications avancées pour retoquer une des candidatures, Jaouad Essounani rit jaune. La commission avait alors trouvé le projet faiblement écrit. Or, dans le dossier de Dabateatr cette année-là trônait rien moins qu’une lettre de recommandation du Royal Court Theater londonien, et de l’illustre dramaturge David Greig. Et d’accuser directement : «La direction des arts du ministère s’entoure majoritairement d’ignorants. Dans cette commission, il y a deux ou trois noms respectés. Le reste, ce sont des pions manipulables à l’envi».
