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Culture

Les Bidaouis ont redécouvert leur ville, le temps d’un festival

Contournant le sempiternel débat «élitisme-populisme», le festival de Casa a aussi évité le choix thématique, réducteur, pour s’adresser à  toutes les catégories sociales, tous les goûts, tous les à¢ges.
Du 16 au 23 juillet, un festival «populaire» qui, en huit jours de cinéma, musique, arts de la rue, expositions photo, a permis aux Casablancais de se réapproprier leur ville.

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Il est incontestable que le Festival de Casablanca, nouveau-né si attendu, fait souffler un vent frais sur le paysage festivalier. Et de fraà®cheur, il est grand besoin par ces temps caniculaires. Tout au long de sa prestation, alors qu’un soleil de plomb écrase implacablement Casablanca, la ville semble tenir plus du four micro-ondes que du bac à  légumes d’un réfrigérateur. Scène Place Rachidi, centre névralgique du festival, des milliers de spectateurs, de surcroà®t enflammés par le rythme, fondent comme des oiseaux de proie sur les sodas et eaux minérales proposés à  prix exorbitant. Illusion. Si quelque chose de frais subsiste dans la fournaise, c’est du côté d’une programmation rigoureuse et innovante. Croisant cinéma, musique, arts de la rue, expositions et performances, l’événement affiche, en huit jours, une centaine de propositions. Le tout porté par une réflexion sur la ville comme nouveau territoire de jeux. Car il ne faut pas s’y tromper : au travers de ce festival, c’est bel et bien la métropole casablancaise qui est mise en lumière.

Le festival voulait porter un vrai regard sur la ville et l’espace public
Enlaidie par la furie bétonnante, Casablanca n’a aucun charme pour ses habitants, qui y vivent de mauvaise grâce, moins par choix que par nécessité. Sur les pavés de cette ville tentaculaire, on ne marche pas, on court, vers le lieu de son travail, vers son domicile ou vers un restaurant ou un bistrot, pour s’y enfermer, loin du vacarme, à  l’abri des odeurs pestilentielles, et évoquer parfois les splendeurs perdues à  jamais. En prenant le parti de multiplier les lieux de spectacles (Sidi Bernoussi, place Rachidi, Boulevard El Hank, Corniche, Parc l’Hermitage, Plage de Sidi Abderrahmane), le festival de Casablanca invite les Casablancais à  re-découvrir leur ville, l’investir et se la réapproprier. Jeudi 21 juillet. Malgré l’heure tardive, le stade de Sidi Bernoussi est archi-comble. Cent soixante mille amateurs sont venus s’enivrer du ra௠matiné de soul mitonné par le prodigieux algérien, Cheb Bilal. Ils sont pour la plupart jeunes, et ils ne se seraient jamais côtoyés sans cette circonstance, tant ils appartiennent à  des milieux différents. «Moi, j’habite à  l’Oasis, et, pour tout l’or du monde, je n’aurais jamais mis les pieds à  Bernoussi, que je ne connaissais que de nom, sans la présence de Cheb Bilal, dont je possède toutes les cassettes. Cela m’a permis de découvrir les jeunes du quartier. Ils sont sympas. Ils ne sont pas aussi violents qu’on le prétend», nous confie cette adolescente, avant de chevaucher sa rutilante moto. Un tel témoignage ira sûrement droit au cÅ“ur des concepteurs du festival qui, en misant sur son éclatement en des sites parfois antipodiques, concourent, pour un certain temps, au décloisonnement spatial de la ville. Une autre manière de la réconcilier avec ses habitants.

Annoncé à  maintes reprises, souvent avec tambour et trompette, le Festival de Casablanca a été chaque fois différé, repoussé aux calendes grecques, puis annulé sans autre forme de procès. Devenu wali du Grand Casablanca, Driss Benhima prend les choses en main, s’entoure d’une légion d’experts, d’architectes et de conseillers, établit un budget, aussitôt avalisé par le Conseil régional. Cette fois-ci, ça sera la bonne, se réjouit-on. Désenchantement. Le projet, pourtant bâti à  chaud et à  sable, s’en va à  vau-l’eau. On ne se fait plus d’illusions, le Festival de Casablanca n’aura jamais lieu, se persuade-t-on. C’est sans compter sur le volontarisme du nouveau Conseil de la région du Grand Casablanca. A peine élu, en 2003, il affirme sa volonté d’offrir un festival aux Casablancais. Son président, Chafik Benkirane, s’en fait un point d’honneur. M’hammed Dryef, wali du Grand Casablanca, n’est pas moins ardent. L’aventure peut commencer.

Parc l’Hermitage, phare d’El Hank, plage Lalla Meriem, un choix délibéré de lieux inédits
L’organisation du festival est confiée à  l’Association Forum de Casablanca, aux commandes de laquelle se trouve une dame de cÅ“ur et de fer : Miriem Bensalah Chaqroun. Cette femme d’affaires entretient une grande complicité avec Neà¯la Tazi, spécialiste de la communication, et fait appel à  son savoir-faire affûté dans des festivals majeurs comme Gnaoua et Musiques du monde, Musiques sacrées de Fès, Mawazine et le Festival international du film de Marrakech. A elles deux, elles vont, de septembre 2004 à  février 2005, poser les jalons de l’événement, battant le pavé casablancais à  la recherche de sites appropriés, consultant les architectes quant à  l’aménagement des espaces, élaborant le concept, au prix de nuits blanches, de migraines et de lancinantes interrogations. «Nous nous sommes posé la question de la durée du festival. Trois jours, quatre, huit ? Une semaine, nous a paru la durée convenable si l’on prend en compte la taille de Casablanca. Nous avons ensuite rejeté la solution d’un événement thématique. Si on l’avait adoptée, on aurait, à  coup sûr, touché une cible extrêmement restreinte. à‡’aurait été injuste envers une ville dont toute la population avait soif d’un événement festif. C’est pour cette raison que nous avons cru bon de proposer un festival o๠tous les goûts, tous les âges, toutes les catégories sociales trouveront leur compte. Un festival populaire, en somme», raconte Neà¯la Tazi.

Le Festival de Casablanca incarne cette nouvelle génération de festivals qui opte pour le décadrage, plutôt que d’allonger la liste des manifestations «festives», avec stands de saucisses frites et DJ’s à  la clé. Des lieux inédits (Parc l’Hermitage, Phare El Hank, Plage Lalla Meriem, entre autres), une ligne artistique exigeante et beaucoup de bonne volonté en font une alternative aux rassemblements de masse. Une «distinction» que Mme Bensalah Chaqroun revendique, puisque son intention et celle de son équipe est d’apporter un vrai regard sur la ville et l’espace public, et d’éviter le débat désastreux qui oppose les spectacles populaires aux propositions élitistes. Force est de constater qu’en une seule édition, la rencontre est déjà  entrée dans la cour des grands. La cité qui, pour beaucoup, demeure une des plus ensommeillées culturellement du Maroc, semble, pendant une semaine, relever le nez.

D’une part, les spectacles sont complets, au point de donner des sueurs froides aux artistes. Ainsi, Setati qui, apercevant la gigantesque foule amassée sur le stade de Sidi Bernoussi, en perd son… chaâbi : «Ils doivent être au moins 100 000. En trente ans de carrière, je n’ai jamais joué devant un aussi nombreux public. Qu’Allah m’assiste !».

D’autre part, ces spectacles sont courus, toutes générations confondues. Les mêmes jeunes, qui viennent d’applaudir Cheb Bilal et son ra௠revisité, ont succombé, la veille, au charme du raà¯ à  l’ancienne de Cheikha Rimitti. Et les parents, quand ils les accompagnent, découvrent, non sans surprise agréable, la musique juvénile de Hoba Hoba Spirit, Darga, Fnaà¯re, Tarik Batma, Dayzine… Qui l’eût cru ? «C’est une de mes immenses satisfactions que de voir des gens sortir en famille, et partager leurs goûts mutuels. Une fois rentrés chez eux, ils parlent entre eux du spectacle. à‡a crée un lien, le dialogue entre les générations s’instaure», jubile Neila Tazi.

Le succès est en grande partie dû à  une formule aventureuse : de février à  juin, un collectif a planché sur la programmation. Qu’ils viennent de la communication (Neila Tazi), de la musique (Réda Allali), de la photographie (Nawal Slaoui), du cinéma (Martine Scoupe), du théâtre de rue (Jean-Pierre Guérot) ou de l’architecture (Amina Alaoui), tous ont à  cÅ“ur d’élaborer une affiche cohérente, en lien direct avec les espaces qu’offre la ville.

«Voyage de lumière», à  Sidi Abderrahmane, pour rappeler la vocation océane de Casa
Des arts de la rue, avec l’impressionnante parade offerte, en ouverture, comme un succulent prélude aux spectacles musicaux, o๠tous les genres, sans exclusive, sont convoqués; de l’art urbain, décliné en exposition de 300 photographies sur 50 bus, captées par Pascale De la Orden, Maria Karim, Khalil Nemmaoui, Saâd Tazi et Lamia Naji, en fonds des scènes d’El Hank, de Sidi Bernoussi et de Rachidi, réalisées par Mounat Charrat, Mustapha Chafik, Issam Rifki et Alexandre Siboni, et en intervention magistrale du peintre Abouelouakar sur le phare d’El Hank. De l’art urbain, disions-nous aux projections de films, parfois inédits, tels que Marock, de Laà¯la Marrakchi, ou le Pain nu, de Rachid Benhadj, le parcours s’est conclu, samedi 23 juillet, à  minuit, sur le fantastique Voyage de lumière, spectacle de pyrotechnie auquel nous a conviés le Groupe F français. C’était sur la plage de Sidi Abderrahmane. Il fallait aussi rappeler aux Casablancais que leur ville est foncièrement océane. Et le faire avec éclat, à  l’image de ce festival qui a d’emblée passé la rampe.