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Culture

Leïla Kilani : esprit corrosif

Leïla Kilani tourne un film sur la bourgeoisie rbatie et savoure la sortie nationale de «Sur la planche», sa première fiction magistrale et multi-récompensée. La cinéaste façonne ses films avec la rigueur d’un chercheur.

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Leila Kilani 2012 11 05

Leïla Kilani arrive pile à l’heure au café, les traits un peu crispés derrière d’élégantes lunettes marron. L’épreuve des bouchons entre Casa-Port et le boulevard Zerktouni, sans doute. Une certaine réserve, aussi, peut-être. Très vite, cela dit, les yeux de la cinéaste jaillissent, vifs, taquins, et son visage poupin s’éclaire : «Pourquoi j’ai toujours rêvé d’être un clown ? Parce que cette figure est magnifique ! Elle cristallise l’humour, le pastiche, le burlesque. Elle est à la fois modeste, ludique et poétique», s’émerveille la jeune femme, pourtant peu portée sur les sujets joyeux. «C’est vrai. Il n’y a pas beaucoup de clownerie dans mes films», sourit-elle. «J’ai, pour l’instant, surtout mis en scène mes obsessions, les choses qui me paraissaient extrêmement urgentes».

Comme les années de plomb. Celles qui suivirent surtout, à vrai dire. L’équité, la réconciliation, les doutes, les interrogations de familles endeuillées, à travers le documentaire Nos lieux interdits (2009). Ou l’immigration clandestine, «phénomène» dans le jargon officiel, «fléau sociétal» pour une certaine presse adepte des poncifs ; notion brumeuse, abstraite, pour quiconque ne l’a jamais vue, vécue de près. Réalité crue, blafarde, intime, dans Tanger, le rêve des brûleurs (2002), où trois herraguas se livrent à la réalisatrice, désemparés puis partants, taciturnes puis ardents, désinvoltes puis, soudain, rongés d’inquiétude. «Ce sont des univers sombres, certes, mais je pense qu’on y trouve quand même une forme de poésie. Et, peut-être pas d’humour gras mais, par moments, des pointes d’humour. J’essaie en tout cas de faire mon travail dans la vitalité et une sorte d’esprit corrosif», explique la réalisatrice de Sur la planche (2011), une première fiction sur les abîmes de Tanger, portée aux nues par la critique.

«Sur la planche a fait entre soixante-dix et quatre-vingt festivals», résume Leïla Kilani, le triomphe plutôt modeste. Pas un mot sur les treize récompenses cueillies de Paris à Abu Dhabi en passant par Florence et Oslo. La Quinzaine cannoise est évacuée en un éclair, pour aller plus vite à l’essentiel, pour parler éperdument, à bride abattue, du moment le plus important, le plus poignant : la remise du Grand prix du festival de Tanger. «Un moment d’une émotion infinie. Parce que c’est Tanger. Parce que c’est la maison», frémit la réalisatrice, le regard lumineux. «L’émotion était impossible à maîtriser. Je ne m’attendais pas à un accueil aussi engagé, aussi impliqué, à la fois des spectateurs et des critiques marocains, qui ont défendu avec passion ce film. Je n’étais plus du tout dans une distance intellectuelle, mais dans un rapport complètement viscéral, organique, aux choses».

Car Leïla Kilani est avant tout une cérébrale, qui a étudié l’économie et l’histoire, qui a peut-être lâché sa thèse de doctorat mais pas la rigueur académique. Cela donne des films façonnés avec la minutie, l’exactitude d’un Pasteur ou d’un Yersin distillant leurs vaccins. Et des castings immenses, interminables. «Il fallait dénicher le quatuor gagnant de comédiennes», tranche la réalisatrice. Des non-professionnelles, finalement. Mais, attention, des non-professionnelles sur-entraînées. «Elles ont été logées dans une maison où, pendant trois mois, elles ont travaillé douze heures par jour. Elles ont vu des films, fait un travail sur le corps, le placement de voix. Elles ont intériorisé le texte, elles ont acquis une rigueur, une maîtrise du matériau de jeu. Progressivement, on est entré dans la construction des personnages, la précision scénique, la chorégraphie». Kilani a même expédié ses apprenties-comédiennes, déguisées en ouvrières, à l’usine, «pour qu’elles l’éprouvent physiquement. Qu’elles comprennent et intériorisent cet épuisement, cette tension-là». Et cette incroyable énergie, cette ardeur de vivre, malgré un quotidien sordide, malgré l’absence d’horizons.

«Le travail a conscientisé,  les femmes. Nous sommes là et nous n’allons pas renoncer».

«Sur la planche est aussi féministe que mes précédents films. Au Maroc, les femmes sont partout. Nous sommes là, nous n’allons pas renoncer. Nous sommes un peu comme des conquérantes, nous occupons un territoire, symbolique ou réel, et j’ai foi en notre capacité à ne pas renoncer à nos acquis». Leila Kilani évoque justement l’exemple des «filles-crevettes» dépeintes dans son film. «L’hiver dernier, des manifestations phénoménales d’ouvrières ont eu lieu à Tanger. Avant, il n’y avait pas l’ombre d’une grève dans ce secteur. Les filles, souvent analphabètes et issues de la campagne environnante, étaient complètement apolitiques. Le travail les a conscientisées, émancipées. Elles ne sont plus une matière malléable, elles disent non !».
Et la jeunesse marocaine ? «C’est une génération debout, Nayda, subversive, qui arrive avec des exigences nouvelles vis-à-vis de la collectivité», assure la cinéaste. «Une jeunesse réaliste, qui s’active, bricole, se dit que c’est possible, maintenant, et qui ne va pas accepter le suicide social». Une jeunesse qu’il faut soutenir, accompagner, encourager, pour éviter le désœuvrement, la radicalisation, le sabordage. «C’est notre responsabilité à tous», martèle la cinéaste.

La jeune femme ne perd pas une miette de temps. Elle prépare un prochain film qui, cette fois-ci, se déroulera à Rabat «pendant un mariage. J’ai envie de raconter cette ville, de faire un plan large sur ce qu’est une famille de la bourgeoisie en porosité avec le monde extérieur». Un deuxième projet, en phase d’écriture, relève encore du mystère. «Tous ont en commun d’être portés par l’urgence. Je n’ai jamais fait de plans de carrière. Lorsqu’une matière s’impose à moi, il n’y a pas d’autre solution pour moi que de m’y atteler. La nécessité de faire un film devient impérieuse» Et, espérons-le, inépuisable.