Culture
La musique gnaouie revisitée par ses maà¢lems
Plus de 300 000 spectateurs se sont donné rendez-vous à Essaouira,
du 26 au 29 juin dernier, à l’occasion du Festival Gnaoua. Cette
année, l’esprit du guenbri a vibré encore plus fort.
Manière de revisiter un répertoire qui reste infini.

Dimanche 29 juin, jour de clôture du festival d’Essaouira. Il faut jouer des coudes pour se frayer un chemin vers Bab Marrakech. Les rues sont submergées par une véritable marée humaine, les venelles sont bloquées, les places littéralement investies. De mémoire de festivalier, on n’avait jamais vu autant de monde. «On dirait que tout le Maroc s’est déplacé à Essaouira», se réjouit un cafetier. «Rien que pendant la journée du samedi, j’ai gagné 1 100 DH. Si on multiplie pareilles manifestations, je pourrai me payer la Honda de mes rêves», nous confie un porteur.
Gnawa diffusion, qui a eu le privilège du baroud final, électrise la foule
Pendant ce temps, les Gnawa diffusion, auquel revient l’honneur du baroud final, électrisent la foule. Une foule bariolée, pittoresque, éclectique, hétéroclite. Des femmes drapées dans d’élégants haïks, ne laissant entrevoir que leurs yeux fardés de khôl, côtoient des jeunettes, nombril à l’air et look troublant. Des vieux vêtus de djellabas se mêlent à des adolescents aux cheveux teints. Tous sont aimantés par le spectacle au point de ne pas en perdre une miette, se laissent emporter par sa frénésie, chavirent et délirent. Les uns dansent, les autres frappent des mains, des dames bon chic bon genre poussent de stridents youyous, des jeunes branchés hurlent les refrains. Les mouettes, planant sur l’esplanade noircie de monde y mettent leur grain de sel, accentuant ainsi l’harmonieuse cacophonie. Au fil de leur prestation, les Gnawa diffusion se déchaînent. C’est la transe finale.
Deux heures après, le spectacle s’achève, au regret vivement clamé de nombreux festivaliers peu disposés à reprendre le train-train quotidien. «Difficile de s’arracher à cette ambiance merveilleuse et à cette ville ensorcelante. J’avais entendu parler en bien de ce festival, j’y suis venu de Taroudant en camion, je ne sais pas comment je vais me débrouiller pour le retour, mais j’en garderai un souvenir inoubliable», nous lance l’un d’eux, avant de rejoindre une bande de jeunes chantant à tue-tête des airs de Nass Al Ghiwane. Les plus pressés font leurs valises, les autres se déploient à travers la ville, pour prolonger la fête. Partout résonnent des chants, vibrent des airs, s’entremêlent des rythmes venus d’horizons divers.
«Garçon, un thé à la menthe et un café crème !». Ici, à la terrasse du Café français, les traînards recomposent les moments passionnants du festival, recréent par l’esprit les atmosphères torrides, divergent sur les talents des musiciens et s’accordent tous sur l’intensité de la soirée qui a réuni cinq grosses pointures : Mahmoud Guinea, Abdeslam Alikane, Abdelkébir Merchane, Hamid El Kasri et Mustapha Bakbou. Des maâlems pétris d’un talent flamboyant, mais ô combien susceptibles, versatiles et fantaisistes!
Les faire jouer de concert tenait de la gageure. Et les organisateurs, avertis de leur bizarre caractère, n’en menaient pas large avant leur apparition sur scène. Ce ne fut que vers une heure du matin (le concert était prévu pour 23 h 30) qu’ils se pointèrent.
Le public ne leur en fit pas grief, car il savait qu’il allait être récompensé de son attente. Il le fut, au-delà de toute expression, tant la prestation de chaque maâlem au guenbri était éblouissante. Avec une mention particulière à Mahmoud Guinea qui démontra qu’il était, sans conteste, le meilleur. Et quand ils jouèrent en chœur de l’instrument béni, la foule laissa libre cours à son extase.
Par la programmation de ce concert unique, le Festival d’Essaouira signifiait son désir de s’enraciner davantage dans la musique gnaoua. D’ailleurs, la plupart des musiciens invités entretenaient une relation plus ou moins intime avec le genre. Le Malien Sibiri Samaké, joueur de donzon (sorte de harpe) n’goni (tribu), s’était déjà découvert des affinités avec les Gnaoua. Houssaïne Kili arrange leurs rythmes. Le bassiste Michel Alibo fait partie du groupe Ifrikya, qui les revisite. Gnawa diffusion s’en inspire librement.
Guenbri au Maroc et molo au Niger : le même instrument, les mêmes racines
Les Mamar Kassey, nigérians de souche, n’en reviennent pas de constater de grandes similitudes entre leur musique et celle des Gnaoua : «En les écoutant, nous avons le sentiment d’avoir retrouvé des ancêtres disparus. Ce qui est encore plus troublant, c’est la ressemblance entre les mots qu’ils emploient et les nôtres. De surcroît, nous utilisons presque le même instrument, sauf qu’eux, ils l’appellent «guenbri» et nous «molo».
Quant au guitariste prodigieux, Nguyen Lê, il se dit extrêmement sensible à la musique gnaoua : «Pour moi, la musique est liée à l’émotion de la transe. C’est pourquoi les Gnaoua me parlent beaucoup. En plus, il y a un sentiment de blues, qui est un sentiment universel. Moi je définirais ça comme une souffrance, transformée en beauté, via la musique gnaoua».
Nguyen Lê, Paolo Fresu, trompettiste, Keziah Jones, guitariste, Michel Alibo, bassiste, Sangoma Everett, batteur, Leiti M’baye, percussionniste, Alain Debiosat, saxophoniste, Abdelghani Krija, Paco Sery, batteur, Abdallah El Miry, violoniste, et Abdennour Djemai, guitariste, se sont prêtés à l’exercice, apparemment périlleux, de jouer avec les Gnaoua.
Les partenaires se cherchaient, se perdaient souvent, mais finissaient par se retrouver infailliblement. Quant le dialogue s’instaurait, nous avions droit à un réel moment de bonheur. Ainsi le duo formé par Nguyen Lê et Mahmoud Guinea qui nous gratifia d’un échange de phrases de guenbri et de guitare électrique, proprement étourdissant.
Ce ne fut pas la seule réussite de ce festival voué généreusement à la rencontre des musiques. Belle idée que celle de partage, sous-tendue par la conviction selon laquelle mieux vaut ne pas se laisser piéger par la notion d’identité, qui assigne à chaque groupe humain des caractéristiques déterminées, censées être fondées sur un substrat invariant. Cette édition l’a portée haut, au grand dam des «épurateurs».
Hoba Hoba spirit, rockers jubilants et fabuleusement déjantés
C’est pour braver les obscurantistes, que les jeunes sont venus en nombre. «J’habite le quartier Sidi Moumen, de sinsitre réputation. Je suis venu à Essaouira avec une bande de copains pour montrer que ce quartier ne produit pas que des intégristes en herbe». A l’instar de Ali, la plupart des jeunes sont fauchés comme les blés, ont raclé leurs fonds de poche pour faire le déplacement, se contentaient de sandwiches qu’ils se partageaient et dormaient à la belle étoile, en échange d’instants de joie, de la sensation de liberté et du sentiment de plénitude. A leur intention étaient programmés Ibara et les Mouettes, groupe dense et puissant, et Hoba Hoba Spirit, des rockers jubilants et fabuleusement déjantés. Tous firent sensation aussi bien par leur musique juvénile et percutante que par leurs paroles, profondément engagées, qui décrient les tares sociales, l’indifférence des politicards et la montée en puissance des barbus roublards.
Vers 22 heures, Essaouira se vide de ses joyeux envahisseurs. Mais du fond d’une échoppe monte le son mélancolique d’un guenbri, comme pour accompagner le retour des festivaliers à leurs pénates
