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Culture

Exposition : Une invitation dans la Gnaouasphère

Couleurs qui claquent, silences habités, échos jazz et tambours peints : «Résonance chromatique», une possession africaine, un pont vibrant entre passé et futur. Quatre voix – Derrick Ofosu Boateng, Elom 20ce, Lamia Naji et Mohamed Tabal – donne à voir la transe des gnaoua dans un espace où elle cogne comme un tambour, vibre comme une corde tendue entre Maroc, Ghana et Togo. Visite avec la responsable du pôle Art et culture de la Fondation Attijariwafa Bank : Ghita Triki, à l’espace d’art Actua, à Casablanca.

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Il y a, dans l’espace Actua, une vibration sourde qui traverse les murs, une pulsation qui semble venue d’un autre temps, d’un ailleurs enfoui dans les mémoires africaines. «Résonance chromatique», la nouvelle exposition portée par la Fondation Attijariwafa bank, n’est pas une simple vitrine d’œuvres contemporaines : c’est une plongée sensorielle, un dialogue brut et vivant avec la culture Gnaoua, ce legs mystique qui tisse des ponts entre le Maroc et d’autres terres africaines, telles que le Ghana ou le Togo. Jusqu’au 30 avril, quatre artistes – Derrick Ofosu Boateng, Elom 20ce, Lamia Naji et Mohamed Tabal – s’emparent de cette tradition séculaire pour en faire jaillir une modernité éclatante, entre héritage et réinvention.

Dès l’entrée, le ton est donné : les contrastes s’imposent, visuels et sonores, comme une invitation à perdre ses repères. Les photographies de Lamia Naji, en noir et blanc, captent la transe gnaoua dans une fixité presque irréelle. On y devine les corps en mouvement, les étoffes qui tournoient, les regards habités par l’invisible. A côté, les images de Derrick Ofosu Boateng explosent en couleurs saturées – rouges sang, verts acides, bleus profonds –, célébrant les musiciens et leurs instruments dans une joie presque insolente. Ce Ghanéen de 26 ans, adepte du «Hueism», ne se contente pas de photographier : il réécrit le réel, le repeint à coups de filtres numériques et de proverbes ashantis, transformant chaque cliché en une poésie visuelle qui cogne et séduit.

Gnaoua Vibrato

Plus loin, l’installation sonore d’Elom 20ce agit comme une caresse sur les tympans. Le Togolais mêle le cliquetis des cauris – ces coquillages chargés de mémoire – à des accents jazz, créant une passerelle entre les rituels d’hier et les improvisations d’aujourd’hui. C’est une œuvre qui respire, qui appelle à l’écoute intérieure, à cette «indiscipline intellectuelle» dont il se revendique, puisée chez le philosophe Valentin-Yves Mudimbé. Et puis il y a Mohamed Tabal, figure tutélaire de cette exposition. Ses peintures en relief et ses sculptures, brutes et hantées, semblent surgir directement de la nuit de la possession – appelée également la lila qui prévaut sur celle de derdeba, usitée par les maâllems. Autodidacte né dans la confrérie gnaoua, Tabal peint les mlouk, les danses, les chaînes brisées de l’esclavage. Ses toiles sont des tambours qui résonnent, des archives vivantes d’une diaspora africaine dont il porte le souffle.

La scénographie, savamment orchestrée, joue des oppositions : le monochrome côtoie le criard, le silence répond au grondement. On y croise des fragments de Hamdouchia retranscrits sur de grands voiles – rouge, vert, jaune, bleu, noir et blanc –, ce chant qui murmure le doux-amer gnaoua, et une tenue traditionnelle de musicien, suspendue comme un totem entre le Nord et le Sud. C’est là toute la force de cette exposition : elle ne se contente pas de montrer, elle relie. Elle fait de l’art un espace où les frontières s’effacent pour laisser place à une Afrique plurielle, vibrante, qui refuse de se laisser enfermer dans le folklore.

On pourrait toutefois murmurer à l’oreille de cette démarche une ombre de trop-plein dans son goût pour parer le mystique de couleurs flatteuses, au risque d’effacer les rugosités d’une culture dont la puissance jaillit de son âpre sauvagerie. Mais les artistes, chacun à leur manière, échappent à ce piège. Naji scrute, Boateng exalte, 20ce questionne, Tabal incarne. Ensemble, ils ne se contentent pas de rendre hommage : ils réactivent, ils provoquent. «Résonance chromatique» n’est pas une exposition sage. C’est une danse, une transe qui nous rappelle que l’art, comme les Gnaoua, est une affaire de possession – par le passé, par les couleurs, par les sons. À voir, à entendre, à ressentir, jusqu’à ce que le tambour s’arrête.