Culture
Enfin un mausolée décent pour Youssef Ibn Tachfine !
Un projet de restauration du mausolée du bâtisseur de Marrakech,
construit en 1957, est à l’étude. Proposé par l’association
«Forum Ibn Tachfine, espace et société» et adopté
par la wilaya, le projet prévoit l’extension du mausolée dans
le respect des canons de l’architecture almoravide, la construction d’une
salle de conférence en plein air et d’une bibliothèque consacrée
à la dynastie.
Le mausolée où repose depuis neuf siècles Youssef Ibn Tachfine, le fondateur, en 1062, de la cité impériale de Marrakech, est indigne de sa prestigieuse histoire. Un amas de pierres sans âme, véritable spectacle de désolation. Depuis sa fondation en 1957, une année après l’indépendance, par le Roi Mohammed V, le mausolée se décrépit au fil des années, se transforme la nuit en gîte pour clochards.
Le fondateur de Marrakech repose dans un lieu décrépit et clochardisé
Les Marrakchis, fiers de leur ville et de son bâtisseur, ne comprennent pas et les historiens sont scandalisés. Quand on demande aux premiers la raison de cet oubli honteux – résignation ou colère ravalée ? -, ils refusent de commenter. Quand on interroge les seconds, ils répondent, comme le dit si bien l’historien Abdallah Laroui, qu’une nation qui néglige sa mémoire est une nation à court d’imagination. Qui se désintéresse de son passé, insulte son avenir. Pour le touriste, c’est une autre histoire. On trouve inconvenante la place accordée à la sépulture du véritable fondateur de la dynastie almoravide.
Souverain dont l’empire s’étendait, avant sa mort, en 1106, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, de l’Atlantique à la Kabylie et de l’Andalousie au Sénégal. Mais il y a un événement qui fascine les historiens du monde entier, et dont Youssef Ibn Tachfine fut le héros : la bataille de Zellaka. Affolés par la perte de Tolède, les Musulmans d’Espagne appellent le sultan à la rescousse. Il fit traverser le détroit à ses troupes, pour aller battre, sur son propre terrain, le Roi Alphonse VI de Castille. C’était en 1086. Voilà une épopée que les touristes avertis de Marrakech devraient connaître avant de visiter la tombe de celui à qui la ville ocre doit sa construction.
Pourquoi ne met-on pas fin à l’infâmie infligée à Bou L’bled (le père de la ville), comme aiment à l’appeler affectueusement les habitants de la cité millénaire ? Les dépouilles d’autres souverains marocains sont pourtant logées à meilleure enseigne. Les deux illustres fondateurs de la dynastie idrisside, Moulay Idriss Al Azhar (à Fès) et Moulay Idriss Al Akbar (à Zerhoun); Moulay Ismaïl, fondateur de Meknès, les rois mérinides (à Fès), les rois saâdiens (à Marrakech), jouissent tous de mausolées, dignes de ce nom. Sans parler du majestueux mausolée Mohammed V à Rabat, à quelques mètres d’un autre monument historique, la Tour Hassan, où reposent Mohammed V et Hassan II. Pourquoi la sépulture du bâtisseur de Marrakech est-elle laissée à l’abandon ? «Parce que personne ne connaît avec exactitude l’emplacement de sa tombe», arguent certains. «Qu’importe où il est réellement enterré, c’est la force du symbole qui compte», rétorquent les défenseurs du patrimoine historique et culturel de la cité ocre. Et d’ajouter : la mémoire de Youssef Ibn Tachfine a une telle ubiquité dans l’espace qu’il a fondé et aimé, qu’il faut considérer, une fois pour toutes, le mausolée fondé en 1957 comme celui abritant vraiment son corps.
La dégradation subie par la sépulture est contagieuse : le café maure «Al Masraf», qui animait joyeusement l’espace du mausolée, a, lui aussi, subi l’usure du temps et la négligence des hommes. «Al Masraf», écrit Jamal El Kochaïri, professeur à la Faculté des lettres de Marrakech et grand amoureux de ce café, «tenait son nom du petit ruisseau qui le traversait – en dernier avatar épuisé et apprivoisé des violents et majestueux torrents du Haut Atlas – pour aller arroser, en fin de parcours, les bigaradiers, les sapins, et les rosiers du jardin de la Koutoubia. Des générations d’habitués y ont connu le plaisir et la douceur de s’attabler, chaque après-midi, autour d’un verre de thé où on laissait infuser des branches de menthe, ou autour d’un café épicé, aux parfums de girofle, de muscade, de cannelle et de gomme arabique». Les clients y venaient aussi s’enivrer des chansons d’Oum Keltoum, Asmahan, et Leïla Mourad. Deuxième perte pour les Marrakchis, ce café mythique finit par être démoli dans les années 1970. Même le café maure voisin a été démoli, au grand dam des amateurs d’Oum Keltoum et de café épicé
Marrakech, grande cité touristique, aura tout à gagner si elle met en lumière ce personnage historique en lui érigeant un monument à la mesure de ses prouesses militaires et de ses conquêtes. Comme dans d’autres domaines, la société civile de Marrakech s’y applique. En 2003 vit le jour le «Forum Ibn Tachfine : société et espace», une association qui se fixe pour objectif la sauvegarde et la préservation du patrimoine historique et culturel de la ville. «Un projet d’action socio-culturel et éducatif pour la région de Marrakech-Tensift-Haouz» est alors préparé et soumis aux autorités locales. L’un des grands axes du projet, après la sauvegarde de la médina, ses foundouks et ses riads, est la restauration du mausolée.
Les auteurs du projet proposent d’abord l’extension de la superficie réservée au mausolée, la restauration du monument dans le respect de l’art almoravide. La construction, ensuite, autour du mausolée, d’un musée et d’une bibliothèque regroupant des livres sur la dynastie almoravide, et ce, en fonction de l’espace disponible autour de la Koutoubia récemment restaurée . La construction, enfin, d’une salle de conférences en plein air pour faire connaître aux visiteurs l’homme, sa dynastie et son époque.
Abdessamad Belakbir et Mohamed Lalaoui Lamdehgri, respectivement président et trésorier de l’association, nous parlent aussi de l’idée de faire revenir ces vendeurs de livres, les «koutoubiyine» (d’où le nom de «Koutoubia»), qui inondaient les alentours de leurs ouvrages, au grand bonheur des amoureux de la lecture. Avant l’élaboration de ce projet, et même la création du Forum Ibn Tachfine, «on avait une autre idée : créer une caisse nationale pour la reconstruction du darih (mausolée). On voulait mettre à la tête de cette caisse des personnalités issues de la ville, comme Abdallah Ibrahim, M’hammed Boucetta, Abdesslam Jebli, Mohamed Bensaïd, Lahbib Forkani et d’autres encore, qui ont marqué le monde de la politique et de la culture. Mais les choses ont évolué autrement», nous confie M. Belakbir, membre du conseil de la ville et président de sa commission culturelle.
En avril 2004, les auteurs du projet de restauration du darih en firent part à M. Hassad, wali de Marrakech, et proposèrent que le financement soit assuré par le secteur public, la société civile et quelques institutions arabo-musulmanes. La réponse du wali fut sans équivoque : «Ce mausolée appartient à un roi (Youssef Ibn Tachfine), il a été construit par un roi (Mohamed V), et c’est un roi (Mohammed VI) qui en assumera la restauration», nous révèle M. Belakbir. On s’attela alors au montage d’un dossier complet, tant au niveau technique qu’architectural, à la préparation duquel sont associés la wilaya, l’Agence urbaine, l’inspection de l’aménagement du territoire et les architectes du secteur privé. «Nous voulions que ce projet soit le prolongement de la place Jamaâ Lafna et un point de rayonnement et de ralliement touristique et culturel», ajoute M. Belakbir. Le projet a été soumis au Roi qui a manifesté tout son intérêt pour le projet, qui se trouve actuellement à la wilaya.
Des hypothèses contradictoires quant au financement et à l’ampleur des travaux
L’étude qui a été faite, apprend-on de sources proches du dossier entre dans le cadre de la restructuration de toute la place aux alentours de la Koutoubia, de la Mamounia, et du quartier Sidi Mimoun. L’approche qui en a été faite et présentée aux autorités a certes intégré, ajoute la même source, «une petite restauration du mausolée. Mais ça ne concerne qu’un petit réaménagement qu’on a voulu simple et qui correspond à la sobriété réputée du personnage et de sa période. Le mausolée sera tout au plus un peu rafraîchi et retapé sans faste, à l’image de celui qui y gît». Si c’est le cas, Ibn Tachfine et son parcours prestigieux dans l’histoire du Maroc, et celle de Marrakech, n’auront rien gagné de plus. Encore moins les habitants de la ville rouge et les centaines de milliers de touristes qui viennent chaque année se repaître de son patrimoine historique millénaire. «Ce n’est pas le soleil et la montagne enneigée qui attirent les 70 millions de touristes qui visitent la France chaque année, mais ce sont ses cathédrales, son Louvre, et sa Tour Eiffel», ajoute malicieusement un philosophe natif de la ville.
Poussant plus loin notre enquête, nous apprenons que Youssef Ibn Tachfine aura bien l’édifice qu’il mérite, comme le propose l’association qui porte son nom. Omar Jazouli, maire de la ville, nous confirme qu’il s’agit bien d’un plan, aujourd’hui entre les mains du wali, qui vise effectivement la rénovation du monument. Pourquoi maintenant seulement ? «Tous les Marrakchis le souhaitaient depuis longtemps, et le personnage, grand monarque de son temps, bâtisseur de la ville, le mérite amplement», commente-t-il. Pour Abdelaziz Belakziz, inspecteur régional de l’aménagement du territoire qui a suivi de près toutes les étapes du projet, «il ne s’agit pas d’un simple réaménagement du mausolée. Au contraire. Si le plan prévoit un grand réaménagement de la place, ce n’est que pour donner plus de relief et de valeur à la bâtisse de Youssef. Cette dernière sera bien démarquée, et les bâtiments attenants seront supprimés. Le mausolée changera complètement de visage. Il aura quatre façades au lieu d’une seule… Il y aura du personnel pour le gérer». Un mausolée sans marbre ni faste mais un beau mausolée quand même .
