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Culture

Derb Ghallef, braderie d’art

Non, Derb Ghallef n’est pas seulement le temple de l’informatique. C’est aussi, du côté des brocanteurs, l’endroit rêvé pour dénicher toutes sortes d’objets d’art, à  des prix raisonnables : antiquités, meubles anciens, vieux manuscrits, tableaux, etc.

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Abderrahim Hayboub attrape une théière pendant que nous nous asseyons dans un coin, entre un ancêtre de poste radio et une pile de vinyles disco poussiéreux. «Je n’ai pas de clients, j’ai des amis», sourit le commerçant en composant un bouquet de menthe. «Et des amis, j’en ai plein ! Dix-neuf ans de métier, ça crée des liens. Un petit verre de thé ?». Volontiers.
A quarante-cinq ans, Abderrahim sait qu’il faut des trésors d’amabilité pour écouler la centaine de joyaux et breloques qui, dans cette bicoque anonyme de vingt mètres carrés, s’accumulent presque jusqu’au plafond. Presque ? Des objets, il en pousse même là-haut, à bien y regarder : «Les lustres avec des cordelettes rouges, vous les voyez ? Oui, c’est ça, pointe notre hôte. Ceux-là, je les ai fait venir pour des Chinois qui en cherchaient par ici, l’autre jour».
Des luminaires style pagode, des dessins bouddhiques d’éléphants pour les férus d’Asie, des masques, des statuettes aux belles cambrures noires pour les toqués d’art africain, des photos artistiques de la fin du XIXe siècle pour une clientèle plutôt européenne, des bijoux de poignées de porte, criblées de motifs traditionnels pour les collectionneurs marocains, on peut continuer ainsi indéfiniment : chacun son dada, et chacun le trouve, soigneusement mis de côté, dans la piaule magique d’Abderrahim.
Nous sommes au cœur de la Joutia de Derb Ghallef, rue n°9. Mais, vous le savez, l’adresse ici ne sert à rien. Le chemin vers l’art en vrac est un imbroglio. Après une ou deux expéditions, cela dit, on finit par y arriver sans faire trop de détours, à la Mecque des antiquités. Ou, du moins, ce qu’il en reste : «Il y avait beaucoup plus de magasins d’objets anciens, il y a quelques années, assure le brocanteur. Certains commerçants sont morts, d’autres ont déménagé à Souk Ould Emmina de Hay Hassani. Il y en a aussi qui ont choisi de rester mais qui se sont reconvertis dans l’informatique. Nous ne sommes donc plus que quatre ou cinq à tenir bon». Ces Mohicans y sont et ils y restent : «Les affaires marchent bien malgré tout, rassure Abderrahim. ça peut vous sembler curieux, mais les clients ne manquent pas. Ils sont très rares par rapport à ceux qui se bousculent pour les gadgets électroniques, mais ils sont assidus». Moyenne d’âge : à partir de quarante ans. Profils : «Je ne sais pas trop, il y a des peintres en bâtiment comme des avocats. Il y a aussi des réalisateurs qui viennent chercher des meubles pour leurs tournages. Je les reçois tous avec le même plaisir». Enfin, tous sauf quelques plaisantins : «Les petits avortons de quinze ans qui se hasardent dans le coin pour me demander si j’ai des épées ou ces trucs métalliques qu’on fixe aux poings pour se battre. Ceux-là, je leur dis d’aller voir ailleurs si j’y suis».

Une clientèle assidue de collectionneurs

Les autres, ses «amis», le brocanteur les choie : «Ah non, ces 33 tours d’Oum Kaltoum ne sont pas à vendre, désolé. C’est pour quelqu’un qui les cherche depuis longtemps». Un public de passionnés, donc, de collectionneurs pour la plupart, se presse chez Abderrahim : «Il y en a un qui n’a d’yeux que pour Madonna, il achète tout ce qui pourrait la lui rappeler !», s’amuse le vendeur. D’autres farfouilleraient toute la sainte journée pour des disques d’Elvis Presley, des cassettes VHS de western spaghettis, d’antiques moulins à café ou encore des bibelots en forme de grenouilles (véridique). Ces lubies, le commerçant ne s’en étonne pas, il s’en abreuve : «J’ai un certificat d’études primaires. C’est de la vie et des gens que j’apprends le plus de choses. Les clients sont souvent très instruits, ils me racontent alors les origines des objets, leur histoire, ils me renseignent sur leur valeur. ça comble plein de lacunes». Reconnaissant, il fait alors de bons prix à ces érudits et, surtout, les prévient : «Ils reviennent parce que je leur dis la vérité. Si, par exemple, telle chose est contrefaite, si telle autre est ancienne. L’honnêteté paie».
Dans cette petite foule de «clients VIP», Laziz Mejdoubi, 52 ans, est peut-être le préféré d’Abderrahim. On devine aisément pourquoi : «Je fais les brocantes deux fois par semaine depuis vingt-cinq ans», fanfaronne ce directeur de banque que tous, ici, connaissent et estiment. «Il m’arrive de n’avoir pas un sou en poche et d’emporter quand même des choses. La confiance règne entre nous».
Dans ce fascinant désordre, Laziz est comme un enfant : «C’est un monde merveilleux», souffle-t-il en énumérant tout ce qu’il peut y glaner. «Les tableaux, les sculptures, les bijoux, les outils, les médailles, les uniformes… Je croise même des dames qui collectionnent les vieux boutons ! Ou des gens qui n’ont d’yeux que pour les télécartes usagées». Ses marottes à lui : les fossiles et la poterie ancienne. «Les fossiles, ces débris millénaires, incarnent pour moi la grandeur de la nature, de la création divine. La poterie, elle, représente à mes yeux le génie inventif de l’homme».
Sa passion pour la paléontologie, Laziz la tient de son grand frère ingénieur, qui l’emmenait tout petit à Oued Zem, pour déterrer des coquilles, des dents, de séculaires animaux encastrés dans la pierre : «Il y a au moins trois-cents espèces de trilobites (fossiles marins) au Maroc. Des gens du monde entier viennent en acheter ici. Dommage que nos responsables, peu avertis, laissent filer ces trésors en toute indifférence».
Sur la poterie marocaine, qu’il découpe délicatement à ses heures perdues pour en faire «des tableaux», l’homme est encore plus intarissable. «J’achète de la vieille poterie cassée, datant d’avant les années 1950. À l’époque, l’artisan s’inspirait de la nature et travaillait à base de ses pigments. Il y avait une plante ou un secret naturel pour chaque couleur. Après, le “Chimicolor” est en entré en jeu et a tué la poterie, la vraie». Un patrimoine qu’on trouve désormais surtout dans les brocantes, d’où l’empressement des collectionneurs à Derb Ghallef. «Il en arrive de partout. D’Espagne, de France, de Belgique, des Etats-Unis. Ces gens-là sont très intelligents. Ils viennent rafler de vieilles cartes postales de l’ère coloniale à dix, quinze dirhams à tout casser, et les revendent chez eux à 2 000 dirhams pièce, minimum», certifie Laziz Mejdoubi.

Gare à la contrefaçon

Surprenant ? A peine. «Il m’est arrivé de débourser 35 000 dirhams pour des bijoux berbères, une vingtaine à peu près, venant du Moyen ou du Haut-Atlas. Des fibules qui servaient à attacher les vêtements traditionnels des femmes». Et encore, cela reste tout à fait «abordable» à côté des prix pratiqués pour certains tableaux de maîtres. «Si si, je vous assure. Des Cherkaouis, des Gharbaouis authentiques sortent d’ici. Un Majorelle a été vendu à 50 000 dirhams. Un Chaâibia aussi, à 90 000 dirhams. Une broutille, quand on pense à ce que cela rapporte lors de ventes aux enchères». Laziz dit même connaître un antiquaire de la Joutia qui possède, chez lui, «vingt à trente millions de dirhams de tableaux».
Abderrahim Hayboub en a quelques-unes aussi, des toiles. «Oh, des reproductions seulement», se hâte-t-il de mettre en garde. Un Picasso contrefait, aux couleurs usées, pend au dessus de sa tête. «Oui, il faut toujours faire très attention avant d’acheter quoi que ce soit, renchérit Laziz Mejdoubi. À Derb Ghallef, le risque majeur demeure le faux, et on se fait attraper facilement si on n’est pas un connaisseur. C’est pour cela que je conseille à tous de se documenter avant de venir, d’assister à des expositions, d’acquérir un savoir en la matière. Et ça s’applique à tout le reste : renseignez-vous avant d’acheter, par exemple, un collier de corail. Le gramme coûte 50 dirhams. Or, vous pouvez vous faire avoir et acheter du faux corail khaliji pour trois fois ce prix».