SUIVEZ-NOUS

Culture

Daniel Barenboïm, homme-orchestre et homme de cÅ“ur

L’Orchestre pour la paix s’est produit, pour la première fois dans un pays arabe, à  Rabat,
le 24 août dernier. Il a fait sensation grà¢ce à  ses jeunes prodiges emmenés
par le sublime Daniel Barenboïm.

Publié le

Dimanche 24 août, au théâtre Mohammed V, à Rabat. Il est 23 heures. Les centaines d’heureux qui sont parvenus à décrocher une invitation pour le concert donné par l’Orchestre de la paix se lèvent pour applaudir la formation musicale. Un tonnerre d’ovations. La vénérable enceinte en est ébranlée. Les cris de joie fusent, sans retenue. Pendant pas moins d’un quart d’heure. Il faut dire qu’on vient de vivre des moments rares de bonheur qui conjuguent le plaisir des sens, la volupté de l’esprit, la fête du cœur et la plénitude de l’âme. Les quatre-vingts musiciens qui composent le West Eastern Divan ont donné à leur jeu une vibration saisissante, sous la baguette lumineuse de leur chef, Daniel Barenboïm, dont la direction, fiévreuse, palpitait d’une vive émotion.

Il dirige aussi l’orchestre symphonique de Chicago et l’opéra de Berlin
Avec son visage poupin, ses robustes rondeurs, son regard pétillant et ses gestes exubérants, l’Israélien Daniel Barenboïm se révèle, d’emblée, infiniment attachant. Nous avons pu prendre la mesure de son pouvoir de séduction quelques heures avant le concert, au fil d’une conférence de presse, où il força l’admiration de tous par sa manière de raconter. Parole douce et déliée, cet homme-là est un conteur né. «Pourquoi je me rends souvent à Ramallah ? On m’a beaucoup posé cette question. Et si vous avez le temps et de la patience, je vais vous dire pourquoi. L’histoire remonte à loin, à mes grands parents, à 2000 ans d’histoire juive aussi» Se dévida alors comme les grains d’un chapelet le récit d’une vie hésitant entre joies et drames, secouée par les tremblements du temps et les convulsions de l’Histoire.
Fabuleux pianiste, musicologue apprécié et intellectuel engagé, Daniel Barenboïm possède plusieurs cordes à son arc. Comment le définir ? Cet homme qui est tombé dans la musique comme Obélix dans la potion magique est essentiellement chef d’orchestre, et pas des moindres. Il dirige à la fois l’Orchestre symphonique de Chicago, l’Opéra de Berlin et, il y a cinq ans, il a lancé, avec le penseur Edward Saïd, l’Orchestre de la paix, baptisé «West Eastern Divan».
Mais appartenant à une région de braise et de guerre, cet homme de conviction et d’alerte est obsédé par la tragédie qui la dévaste. Aussi, rêvant de ce jour où l’on cessera enfin de maudire l’existence de l’autre, il s’en va répandre la parole de paix dans les camps antagonistes, mettant ainsi en fureur faucons et extrémistes, d’autant que la colombe, jugeant que «c’est trop facile de critiquer depuis Berlin ou Chicago», s’est installée en Israël où elle a fait plusieurs adeptes.
Pour ce pacifiste impénitent, le choix des armes ne saurait mettre fin au conflit : «Je suis convaincu depuis longtemps qu’il n’existe pas de solution militaire, ni du point de vue moral, ni du point de vue stratégique, pour résoudre le conflit du Moyen-Orient. Pour les Palestiniens, il n’existe pas de solution militaire à cause du rapport de forces. Et pour les Israéliens, il n’existe pas de solution stratégique, parce qu’ils ne mènent pas une guerre contre un autre pays, mais contre un peuple qui fait partie de la même région. Et pour cela, il n’y a pas de solution militaire».
S’il confond Israéliens et Palestiniens dans le même blâme, Daniel Barenboïm n’hésite pas à faire grief aux premiers d’avoir abdiqué une de leurs valeurs cardinales : la justice. «Avant le 15 mai 1948, date de la création d’Israël, tous ceux qui vivaient dans cette région, la Palestine, étaient Palestiniens, juifs, chrétiens ou musulmans. Avec la création d’Israël, une partie de ces Palestiniens a acquis une nouvelle identité. Après 2000 ans de diaspora, le peuple juif a été, en moins de 15 ans, dans la situation de contrôle d’une minorité. Aucun peuple n’a le droit de contrôler un autre. Encore moins le peuple juif, sachant que la tradition juive est fondée sur la justice. Et c’est tout ce capital amassé par les juifs qui, tous les jours, est gaspillé».

Un groupe de 80 musiciens où musulmans et juifs se côtoient
Nul doute que ces paroles, pétries de bon sens, suscitent rage et orages. Leur auteur n’en a cure. Il continuera plus que jamais à creuser le sillon de la cœxistence pacifique. Celle-ci n’est pas une chimère, estime Barenboïm, pour qui la dégradation de la situation au Moyen-Orient est la résultante de l’ignorance de l’Autre. Il suffirait que les belligérants apprennent à se connaître pour que le brouillard se dissipe progressivement. Le chemin est long pour y parvenir, mais «il faut commencer par créer des petits points de rencontre et de compréhension et ne jamais fermer la porte». Barenboïm et Edward Saïd en donneront l’exemple symbolique par leur création de l’Orchestre de la paix, un ensemble de quatre-vingts musiciens émanant de la Palestine, d’Israël, de la Jordanie, de l’Egypte, de la Syrie et du Liban. La diversité de cette fine fleur n’exclut pas son harmonie, bien au contraire.
C’est là le message «politique» que distille l’Orchestre de la paix : «La musique n’est pas seulement une somme de sonorités. Notre projet réside en ceci : tous ces jeunes sont égaux devant une partition, quelles que soient leur religion, leur nationalité, leur pays. Ils sont obligés de faire la même chose, en même temps, avec la même intensité. Ils partagent la même passion, la musique, et pour cela ils n’ont presque nul besoin de mots». En d’autres termes, des êtres différents peuvent, s’ils veulent, vivre ensemble, mieux construire de concert.

Edward Saïd, le détonateur
L’idée de l’Orchestre de la paix germa à la suite de la rencontre, à Londres, de Daniel Barenboïm avec Edward Saïd. L’auteur des «Orientalismes» et le chef d’orchestre se connaissaient «de réputation». Partageant une passion égale pour la musique (Edward Saïd n’est pas seulement un penseur éclairé mais aussi un pianiste remarquable et un musicologue précieux) et menant, avec ferveur, un même combat pour la paix, les deux hommes, qui s’estimaient mutuellement, nouèrent des liens indéfectibles, dont le fruit fut l’Orchestre de la paix. Parti de Séville, son port d’attache, ce dernier a fait une escale fort éblouissante à l’Albert Hall à Londres, avant d’aborder les rivages marocains. C’était le 24 août dernier, au Théâtre Mohammed V, à Rabat.
Une couple d’heures de grâce, d’enchantement et de bonheur, embrumées, un instant, par l’absence présente d’Edward Saïd qui, pâtissant d’une leucémie, ne pouvait se déplacer. Mais dès que l’orchestre attaqua le «concerto pour trois pianos» de Mozart, le public fut jeté dans le ravissement. Il s’y abandonna, corps et âme, encore plus, quand advint la «Symphonie héroïque» de Beethoven, dirigée avec du galbe, de l’allure et cette fièvre qui le fit paraître plus grand taille qu’il n’est, par Daniel Barbenboïm. Le maestro, afin de remercier l’auditoire, lui offrit une belle friandise : l’ouverture du «Barbier de Séville» de Rossini.
On quitta le théâtre la tête pleine de vibrations, de rythmes, de sons et de pulsations, et les yeux embués par cette image des deux pianistes, l’un Palestinien et l’autre Israélien, se tenant par les mains et les brandissant très haut vers le ciel semé d’étoiles. «C’est à partir du Maroc que s’allume, ici à Rabat, le clignotant de l’espoir», avait dit André Azoulay. Cette unisson en est l’augure