Culture
Cinéma indien, le dernier carré d’exotisme
Après Deauville, ce sera le tour du Festival international du film de Marrakech
(du 3 au 8 octobre prochain) d’explorer le cinéma indien. Preuve que ce continent cinématographique suscite un engouement accru.

Il fut un temps où les Marocains, toutes catégories sociales confondues, guettaient impatiemment la programmation, dans leur salle favorite, d’un film indien. Ils en avaient pour leur argent : trois à quatre heures d’un spectacle où, sur fond de danses et de chansons, se succédaient invariablement combats, romance, comédie et action. On y avait, à moindre frais, son content d’exotisme, de larmes et d’airs obsessionnels. Ce temps-là est révolu. Les spectateurs snobent massivement ce cinéma jugé trop kitsch, et seules des salles de quartier, vieillotes et bancales, continuent de lui offrir le gîte. Paradoxe, c’est au moment où le cinéma indien est tombé en disgrâce en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique du Sud, seules contrées où, à part l’Inde, il avait sa place au soleil, qu’il commence à trouver grâce aux yeux des Européens.
Exotisme, larmes et airs obsessionnels
Cet engouement subit est à mettre au compte de la fascination qu’exerce, actuellement, l’univers indien sur le monde occidental, estiment les sociologues. De fait, depuis un an, l’Inde est à la mode. Les mules Antik Batik constituent le dernier cri de la chausse ; les tee-shirts «les Sauterelles», portant la griffe Darjeeling, sont «chébrans» (entendez «branchés») ; les dessous chic et choc Princesse Tam Tam font chavirer les nymphettes ; le poulet tandoori fait saliver et la jupe se porte par-dessus le pantalon, comme un sari. Et l’on ne parle pas des films publicitaires où la Citroën Berlingo se mue en chaise à porteurs pour maharadja, où un Indien qui, après avoir vu une Peugeot rouler près de lui, s’extirpe de sa vieille voiture, prend un marteau et se met à taper dessus frénétiquement, jusqu’à ce qu’elle ressemble à une 206. C’est dire. «Les marques, et donc la publicité qui est leur moyen d’expression auprès du grand public, ont besoin de rêve pour se vendre, analyse Pierre Berville, président de l’agence française Callegari Berville Grey. Difficile de trouver un pays qui fait encore rêver. Aujourd’hui, la plupart sont en état de guerre, dans la misère ou victimes de régimes antidémocratiques. Quand ils ne sont pas sujets à des épidémies qui les rendent carrément angoissants. Même les Etats-Unis, et New York en particulier, ne font plus rêver». Dès lors, on exploite ce filon intarissable, l’Inde, seul pays qui exprime encore l’exotisme et le folklore et nourrit l’imaginaire et le rêve. A cet égard, les distributeurs de films ne sont pas en reste.
Sous toutes les latitudes, l’appellation de «Bollywood» (contraction de Bombay et de Hollywood), qui serait apparue il y a une dizaine d’années sous la plume d’un journaliste de la capitale indienne, a fait son chemin. Elle décrit une industrie qui produit, bon an mal an, près de 900 longs métrages, distribués dans quelque 12 000 cinémas et 60 000 vidéoclubs.
900 longs métrages par an diffusés dans 12 000 cinémas et 60 000 vidéoclubs
Ce cinéma commercial, baptisé aussi «Hollywood masala» ou «cinéma hollywoodien à la sauce indienne» était, jusqu’à présent, considéré, au mieux, par les Occidentaux, comme une curiosité exotique. «Tout ce que nous lisons sur le cinéma commercial indien est tellement caustique que ça en brûle le papier», se plaignait, il y a encore quelques années, l’idole indienne Amitabh Bachchan. Mais ce regard condescendant a changé. L’embellie est venue de Londres où plusieurs expatriés ayant pignon sur rue s’emploient, sans ménagement, à conférer ses lettres de noblesse à ce genre déprisé. Ainsi en est-il du rédacteur en chef de Movie Mag, un magazine voué à la relation des faits et gestes des vedettes bollywoodiennes, qui croit mordicus à l’expansion du film indien sur le marché occidental.
Les prémices sont encourageants. Lagaan, d’Ashutosh Gowaririker, nominé l’an dernier aux Oscars, est entré dans le top10 anglais. Devdas, la superproduction réalisée par Sanjay Leela Bhansali, s’est maintenue six mois à l’affiche. Quant à la musique Bollywood, elle séduit nombre de cinéastes, tels que Baz Luhrman qui s’en inspire dans son Moulin Rouge. «Des films comme Devdas trouvent un public de plus en plus large en Occident, dit le réalisateur du film, parce que nous sommes restés fidèles à nos principes. Nous avons toujours tourné le même genre de films, sans nous préoccuper d’autre chose que de notre public. Nous n’avons pas changé et nous avons fortement progressé».
Le regard de l’Occident sur le cinéma indien a beaucoup changé
Il faut le souligner, les conventions qui régissent le film bollywoodien sont immuables : combats, danses, chansons et passages inopinés de la tragédie à la comédie et vice versa. Aspect qui risque de déconcerter le spectateur non habitué à pareille orgie. D’autant que les films se font un devoir d’être incroyablement longs, sinon longuets. «Le film doit presque obligatoirement durer plus de trois heures, dit Shahrukh Khan, l’acteur principal de Devdas, et mêler comédie, action, romance, chansons. C’est ce qu’on appelle le film «masala», la base d’un cinéma populaire dont les conventions, la théâtralité ont tout pour dérouter les publics étrangers». Lors du festival de Deauville, la salle s’est considérablement désemplie, à l’entracte de la projection de Shotay, qui dure trois heures et demie. Plus rassurants seraient la sélection officielle de Devdas pour le dernier festival de Cannes et ce pari lancé par le critique américain David Tute, dans un numéro de la revue Film Comment, selon lequel le film bollywoodien aurait bientôt son heure.
Alors qu’il est en voie de conquérir l’Occident, le film bollywoodien n’a plus les faveurs du fervent public indien qui lui fait grief de sa baisse de qualité. «J’attribue ce passage à vide à l’émergence d’une forte classe moyenne qui se lasse de se voir servir toujours la même histoire», explique le producteur de Joue-la comme Beckam, Deepak Nayar. Devant une telle désaffection, les producteurs n’ont d’autre ressource que d’exporter leurs produits à tour de bras. Ce qui a rapporté 200 millions de dollars à l’industrie de Bombay, l’an passé.
Apparition d’une nouvelle tendance : le «hinglish»
Mais pour avoir tous les atouts en main, Bollywood s’oblige à forcer quelques tabous, par exemple en écourtant et doublant en anglais les œuvres destinées à l’exportation. Cela n’est guère suffisant. «Il faudra sans doute s’adapter, affirme le rédacteur en chef de Movie Mag. La population indienne est de plus en plus jeune, et les enfants qui ont grandi en Occident, comme moi, réclament des films plus modernes. Dans le traitement cinématographique comme dans les thèmes. En Inde, les gens découvrent à la télévision des personnages et des pays que les films ne leur montrent pas. Ils ont envie d’autre chose». D’où l’émergence à Bollywood d’une tendance qui consiste à creuser le sillon de la culture anglo-américaine. Elle est illustrée par l’adaptation prévue par la réalisatrice anglaise d’origine indienne, Gurinder Chadha, d’un roman de Jane Austen, Orgueil et préjugés, entre l’Inde, les Etats-Unis et l’Angleterre. Aishwarya Rai, la star de Davdas, au bras de Johny Deep ? On aura tout vu. Bollywood abdique son identité pour mieux séduire l’Occident. Mais c’est dans sa vêture orthodoxe qu’il déploiera ses fastes à Marrakech, lors du Festival international du film. Une journée-hommage riche en paillettes qui raviront nos mirettes
