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Culture

Bouzfour refuse son prix, la littérature est en émoi

Fallait-il que le refus de son prix littéraire par Ahmed Bouzfour constitue
une prise de position peu orthodoxe et très inhabituelle, pour que le milieu
des écrivains et de la culture réagisse de manière aussi
vive ! A travers des jugements aussi divers que tranchés, il est difficile
d’apprécier, au delà de l’anecdotique, la portée
réelle de ce geste.

Publié le

rub 6641

Les écrivains, c’est bien connu, ont un ego surdimensionné, que ne peuvent assouvir que les marques de reconnaissance répétées et les gestes de consécration ostentatoires. Les prix littéraires semblent avoir été créés à cet effet. Censé mesurer le talent d’un écrivain, le prix assure sa notoriété, en même temps qu’il provoque un écart de grandeur, aux conséquences multiples : l’envie, la jalousie, la rivalité, sont consubstantielles de l’admiration. On comprend alors que les chevaliers de la plume fassent assaut de tous leurs charmes inspirés pour en sertir leur pavois. Rares sont ceux qui font la fine bouche, et le refus du Nobel par Jean-Paul Sartre, en 1964, demeure un cas isolé. Jusqu’à ces derniers temps, où, coup sur coup, deux écrivains arabes ont dédaigné leur consécration : l’Egyptien Sanâllah Ibrahim, en octobre dernier, et, plus récemment, le Marocain Ahmed Bouzfour.
Comme de juste, l’attitude de Ahmed Bouzfour ébranla le landerneau littéraire. La presse en fait ses choux gras, la corporation en bruit, le ministère de la Culture s’en afflige. Quelle mouche a piqué ce nouvelliste qui porte haut l’art délicat du court texte, auteur de recueils aussi ciselés que Annadar fi louajh lâaziz, Sayyad Nâam, ou encore Al Qonfous, pour lequel il a reçu sans le prendre le prix du Maroc des écrivains, cet homme doux qui s’est toujours appliqué à creuser son sillon, dans la solitude, loin des cénacles, des clans et des modes ? Devant les remous suscités par son refus, Ahmed Bouzfour a cru bon de se fendre d’un communiqué rageur, où il justifie sa position. De l’argumentaire se détache une raison suffisante: l’ouvrage qui lui a valu le prix a été tiré à mille exemplaires, dont 500 ont été distribués, sans être épuisés, alors qu’ils circulent sur le marché depuis deux ans. Il est impensable, en effet, qu’on s’avise de tresser des lauriers à un livre qui ne trouve pas grâce aux yeux du public. L’auteur, qui sait pertinemment que cette défection est moins liée à la qualité de son ouvrage qu’au manque d’appétit du Marocain pour la lecture, a mis le doigt sur une plaie vive : le sort qui accompagne, comme une ombre mauvaise, toute parution.

Il est impensable de tresser des lauriers à un livre qui ne trouve pas grâce aux yeux du public
En France, à titre d’exemple, les scores établis par les «consacrables» «sont comparativement himalayens». Amélie Nothomb : 300 000 exemplaires à tout coup. Les Fourmis de Bernard Weber ont dépassé 1 million d’exemplaires. Michel Houellebecq franchit régulièrement la barre des
600 000 exemplaires. Il arrive aussi qu’un auteur inconnu, comme Philippe Delerm et La Première Gorgée de bière, atteigne le million de lecteurs! Ou qu’une star du showbiz, Brigitte Bardot, par exemple, avec Initiales BB puis Un cri dans le silence, flirte avec les 500 000 exemplaires. Au Maroc, nous sommes à mille lieues de ces sommets. Hormis l’heureuse exception que fut Au-delà de toute pudeur (44 000 exemplaires écoulés en vingt ans), L’Homme livre, de Driss Chraïbi (10 000 lecteurs) ou Les voilées de l’Islam, de Hinde Taarji (6 000 exemplaires), les titres sont aspirés par les profondeurs. En 2002, quatre livres en tout et pour tout ont dépassé le cap des 300 000 exemplaires vendus: Tazmamart, Oser vivre, Une vie à trois, Héros sans gloire. Les autres peinèrent souvent à toucher 1 000 lecteurs. Parfois, ils se trouvaient loin du compte.
A qui imputer cet état de fait ? Ahmed Bouzfour, prenant à revers l’idée répandue, en disculpe les éventuels lecteurs. Il incrimine plutôt les gens qui ont en charge notre culture, et qui ne bougeraient pas le petit doigt pour que le livre sorte de sa torpeur. A cette raison avancée par Ahmed Bouzfour pour défendre son refus, Hassan Narrais, jeune essayiste, se montre fort sensible : «Je ne peux que partager la conviction de Ahmed Bouzfour. Il est aberrant qu’un recueil qui ne trouve qu’une poignée de lecteurs ait été auréolé d’un prix. Pour sûr, ce n’est pas sa facture qui est en cause, mais l’entêtement des pouvoirs publics à ne pas instaurer une politique revigorante de la lecture. Et quand cet auteur, réputé pour son abnégation et son intégrité, les montre d’un doigt accusateur, je me range à ses côtés. Il a réussi à secouer le cocotier, et c’est tant mieux».
Hassan Nejmi, président de l’Union des écrivains marocains, est plus circonspect : «Ahmed Bouzfour met en avant l’argument du marasme du lectorat. J’en conviens. Mais justement les prix ont été créés pour l’édulcorer. A quoi serviraient-ils sinon à faire vendre, en donnant un label qualité à une œuvre. Pour son Goncourt, Tahar Ben Jelloun n’a pas reçu plus de 50 000 francs français, mais, grâce à ce prix, les ventes de son livre se sont enflammées». A voir.
Beaucoup sont persuadés que Ahmed Bouzfour ne découvre pas la raison réelle de son refus, qui serait de l’ordre de l’amour-propre. De fait, le prix lui a été attribué en parité avec la poétesse Wafaa Amrani. Et c’est Hassan Nejmi qui ouvre le feu : «Dès l’annonce des résultats des délibérations du jury, j’ai appris que Ahmed Bouzfour allait renoncer à son prix, parce qu’il n’admettait pas qu’il soit partagé avec Wafaa Amrani. Je trouve cela lamentable de sa part et offensant envers cette brillante poétesse». Mohamed Jabrane, nouvelliste, enfonce le clou, à sa manière : «En homme délicat, Ahmed Bouzfour a tu la vraie raison de son refus : le fait que des inconscients l’aient forcé à partager le pinacle avec une rimailleuse de bas niveau et de peu d’honneur. Je suis certain qu’il aurait accepté le prix s’il avait à le partager avec un grand poète du calibre de Mohamed Bentalha». Nombreux sont les gens de lettres qui se rallient à cette opinion. Ils entrevoient, derrière ce qu’ils appellent une farce de mauvais goût, la main de l’Union des écrivains marocains, et surtout celle de son président, Hassan Nejmi.
Ce dernier s’en défend. Le Prix du Maroc des écrivains est organisé, assène-t-il, par le seul ministère de la Culture et l’Union des écrivains n’y prendrait part à aucun titre. Entre Ahmed Bouzfour et Hassan Nejmi, murmure-t-on, sourd une irrémédiable inimitié. Elle n’affleure jamais dans leurs propos. Le premier soutient qu’il a toujours entretenu avec le président de l’UEM des relations d’amitié respectueuse, le second ne cache pas son admiration : « J’ai toujours tenu Ahmed Bouzfour pour un écrivain majeur et un nouvelliste formidablement doué». Mais plus le mystère du refus s’épaissit, plus le ton monte. Hassan Nejmi dégaine le premier : «Le communiqué de Ahmed Bouzfour constitue une charge contre le gouvernement, à qui l’auteur fait grief d’entretenir l’analphabétisme, de pousser la jeunesse au suicide social, de ne pas prêter assistance aux écrivains malades ou démunis. De la part d’un être qui s’est toujours tenu à l’écart de la vie politique, qui ne s’est jamais enrôlé sous l’étendard d’un parti, cela paraît étrange. Et suspect, surtout». Pour qui roulerait Ahmed Bouzfour ? Serait-il manipulé ? Hassan Nejmi ne franchit pas le pas, mais laisse entendre qu’il y a anguille sous roche. Puis s’emballe : «Je respecte l’attitude de Ahmed Bouzfour. J’en prends acte et agis en conséquence. Mais son argumentation ne me convainc pas. Loin s’en faut. Elle est fallacieuse et elle dissimule mal l’opportunisme du personnage. Calquant son attitude sur celle de Ibrahim Sanâllah, qui a refusé un prix de 800 000 DH pour des raisons idéologiques, Ahmed Bouzfour surfe sur les eaux du militantisme pour jouer aux héros». Ahmed Bouzfour, opportuniste? Ce qualificatif hérisse Hassan Narrais : « Je ne tolère pas qu’on le taxe ainsi. C’est un homme d’une grande probité, qui n’a jamais frayé avec les puissants ni avec l’établishment. Les motifs de son refus sont défendables et je ne comprends pas qu’on s’amuse à le rouler dans la farine».
Qui a tort, qui a raison ? Il faudra patienter pour connaître le fin mot de l’histoire