Culture
«Temps de chien», quand Meryem Jazouli mène la danse
Pour continuer à financer la production de sa première chorégraphie, «Temps de chien», Meryem Assari Jazouli, qui n’a pas réussi à sensibiliser les institutions culturelles à son projet et à la danse en général, en fait un film destiné à des organismes européens qui lui apporteront un soutien financier. Portrait d’une grande artiste et d’une battante.

Au baisser de rideau du spectacle chorégraphique Temps de chien, présenté mercredi 28 septembre à l’Institut français de Casablanca, Meryem Assari Jazouli pousse un soupir de soulagement, avant d’exulter, non sans retenue, au vu de l’enthousiasme unanime suscité par SA pièce. Le possessif, en l’occurrence, n’est pas trivial. L’ayant conçue, écrite, mise en scène et chorégraphiée, la jeune mère de famille en revendique, légitimement, l’entière paternité. Cela fait six mois qu’elle y travaille d’arrache-pied. Seul un fragment de 25 minutes est prêt. La suite se retrouve différée, car Meryem Assari Jazouli n’est pas en fonds, ceux-ci étant épuisés depuis belle lurette. «Toutes mes économies ont été absorbées par les multiples dépenses induites par un spectacle chorégraphique : décor, accessoires, éclairage, rémunération des danseurs… Maintenant, je ne suis pas en mesure de supporter les frais inhérents à la production. Aussi, suis-je en train de confectionner un film sur Temps de chien, destiné à des organismes européens afin qu’ils m’apportent leur soutien».
Un spectacle inspiré par la relation des trisomiques au temps
Pourquoi exclusivement des organismes européens ? Que font nos fondations à vocation culturelle, nos départements culturels, notre ministère de la Culture ? Sur ce dernier chapitre, ne la chatouillez pas trop, elle qui ne gonfle jamais la voix risque de piquer une colère intempestive. A maintes reprises, elle a adressé un courrier au ministère de la Culture, l’invitant à une rencontre-réflexion sur la situation de la danse au Maroc, sans résultat sinon un mutisme qui en dit long sur le peu de cas qui est fait de la danse. «En Occident, la danse est hissée au rang d’art majeur, au Maroc, elle n’est pas apparemment considérée comme un art», déplore-t-elle.
La danse est un des beaux-arts, comme le montre à l’évidence ce Temps de chien éclatant de beauté, d’ingéniosité, d’humanité. Nous avons failli oublier la gravité, celle du propos, atténuée par les pas aériens du duo Younès Atbane-Mostafa Ahbourrou. Dans les pas l’un de l’autre mais aussi à distance, ils interprètent tour à tour le présent et le passé, avec une virtuosité sensible. On aura compris que Meryem ne fait pas dans la facilité. Pour son baptême du feu, elle n’hésite pas à aborder cette énigme métaphysique et existentielle qu’est le temps. L’idée lui en a été suggérée par le constat que les trisomiques, dont elle s’occupe à l’association Anais pour les handicapés mentaux, n’ont pas la notion du passé et du futur, donc pas de repère temporel à part le présent qui, comme chacun sait, est fugitif. Encore ébranlée par sa «découverte», elle tombe sur ce passage de l’ignorance de son auteur de prédilection, Milan Kundera : «Sur l’avenir, tout le monde se trompe. L’homme ne peut être sûr que du moment présent. Mais est-ce bien vrai ? Peut-il vraiment le connaître, le présent ? Est-il capable de juger ? Bien sûr que non. Car comment celui qui ne connaît pas l’avenir pourrait-il comprendre le sens du présent ?».
Aussitôt, sa décision est prise : c’est autour de la relation au temps que va s’enrouler sa première pièce chorégraphique. Au bout, une œuvre (encore inachevée) tout en puissance suggestive, en vibrations et en trouvailles subtiles, tels ces rouleaux de papier bulle pensés comme des métaphores du temps qui passe, qui fuit, qui se «déroule». Elle sera, si Dieu lui prête vie, l’accomplissement d’une existence vouée à la danse.
Les ballets de Montréal sont à l’origine de sa vocation
Avec sa voix claire, son souci de se faire comprendre, ses hublots carrés et ses manières appliquées, Meryem ressemble à une maîtresse d’école, pas sévère, plutôt gentille, préoccupée surtout par le désir d’éclairer ses ouailles sur le chemin de la connaissance. Mais elle n’est pas la Providence des fureteurs en mal de révélations sensationnelles. Rétive aux épanchements, elle ne révèle de sa vie que ce qui lui semble digne d’être connu, procédant par des raccourcis, des ellipses et des omissions volontaires. Sur les ailes de son récit de vie, on passe brusquement de l’âge plastique à l’adolescence. On apprend qu’elle ne s’est pas adonnée à la danse par affinité, mais parce qu’elle s’est retrouvée inscrite, comme toutes les filles de bourgeois r’batis, à un cours de danse. C’était la règle, elle ne pouvait y échapper. N’allons pas jusqu’à croire qu’elle s’y ennuyait, ce n’est pas vrai, mais elle n’y montrait pas non plus beaucoup de conviction. Mais les voies qui mènent à la danse sont impénétrables. Elle vient d’avoir seize ans, l’âge des doux émois comme des insondables mélancolies. C’est probablement pour en tromper une particulièrement tenace qu’elle se résout à assister à un spectacle de ces Ballets de Montréal dont on lui a vanté les mérites.
Meryem Jazouli en reçoit un choc esthétique, qui infléchira le cours de sa destinée. «J’ai éprouvé un sentiment de plénitude et aussi d’excitation devant ce spectacle. Je n’avais plus qu’un seul désir : me vouer à la danse», raconte-elle avec cette simplicité attachante qui la caractérise. Désormais, elle a trouvé sa voie et entend la suivre sans s’en laisser distraire. Même le lycée, où elle mène des études en économie fort brillantes, devient, à ses yeux, un obstacle à son aspiration. Elle compte le déserter. Mis au parfum de son intention, ses parents en avalent de travers leur potage vespéral. Le papa, officier de l’armée, et la maman, professeur d’arabe, ne sont pas des empêcheurs de danser en rond, tant que cette activité demeure un violon d’Ingres. En faire une raison de vivre est pour le moins insensé, estiment-ils. L’adolescente sage se bute, ses parents ne fléchissent pas. C’est l’impasse. D’où les deux parties se sortent par un compromis : Meryem, qui est en seconde, ira jusqu’au Baccalauréat, une fois ce dernier en poche, il lui sera loisible de mener sa barque comme elle l’entend.
Deux ans après, Meryem est libre comme l’air, elle peut enfin assouvir le rêve qui hante ses nuits : devenir une danseuse accomplie. C’est à Paris qu’elle jette l’ancre, en quête de lumières dansantes. Pour les recueillir savamment, elle s’inscrit dans une école réputée exigeante. Elle y entre comme on entre en religion. Avec zèle et ferveur. Il en faut. Car l’apprentissage est long et éprouvant. Privations, sueurs et larmes sont le pain quotidien de l’apprenti danseur. Ce n’est pas pour décourager Meryem, qui puise le courage nécessaire dans la passion sans mélange que lui inspire son art. Au bout, la réussite avec panache. La voilà prête à se produire sur scène. Mais au préalable, il faut s’enrôler sous la bannière d’une compagnie. Et comme il y a beaucoup de monde qui se bouscule au portillon, il convient de se battre, de marcher, au besoin, sur le corps de ses rivaux. Les danseurs n’étant pas des enfants de chœur, tous les coups sont permis. C’est un univers impitoyable et en même temps si chaleureux, si solidaire, si attachant, juge Meryem. Elle n’aura pas besoin d’user d’arguments extrêmes, son grand art des pas et des figures lui fera ouvrir les portes cadenassées des compagnies qui ont pignon sur scène. Elle ne tarde pas à se faire un nom. On se l’arrache. En hommage à sa mère enseignante, elle passe un examen de professorat de danse. Munie de son diplôme, elle se met à courir maisons de jeunes et conservatoires parisiens et banlieusards pour y dispenser sa science. Tout en s’illustrant sur les scènes par ce don de mettre le spectateur dans un état émotionnel délectable. Le rêve éclos quand elle avait seize ans, au spectacle des Ballets de Montréal, est à chaque fois exaucé. Mais cette ascension vers les cimes sera brisée ; le mari de Meryem doit regagner le Maroc pour les besoins de sa carrière, elle l’y suit sans barguigner mais avec un pincement au cœur. Il y a dix ans maintenant.
A l’époque, le paysage dansant ressemblait à une morne plaine, sur laquelle planait une seule lueur : Lahcen Zinoun. Meryem, qui n’avait pas fait son deuil de la danse, rejoignit sa compagnie. Elle y resta une année. Les talents ne manquaient pas, mais les lieux idoines pour les étaler faisaient défaut. Frustrée, elle se rabattit sur l’enseignement de la danse dans des écoles privées, histoire de ne pas perdre pied. Il y a trois ans, la chorégraphe franco-malienne Fatou Traoré vint la relancer en l’engageant comme danseuse. En 2004, le chorégraphe Khalid Benghrib l’invita à participer à son spectacle. Ce qu’elle fit avec bonheur. Mais voler de ses propres ailes était son vœu ardent. Il est aujourd’hui accompli (presque). Par ce Temps de chien, Meryem reprendra probablement son essor.
Dans cette chorégraphie qui traite du rapport au temps, Younès Atbane et Mostafa Ahbourrou interprètent tour à tour le passé et le présent.
