Culture
«Raja», le film par qui le scandale est arrivé
En révélant l’exploitation sexuelle des adolescentes miséreuses
par les étrangers fortunés,
vivant à Marrakech, Jacques Doillon encourt le risque sérieux
de voir son film «Raja» interdit au Maroc.

Quand il a eu terminé son film Raja, Jacques Doillon, plutôt que de se sentir délivré, ne dissimulait pas l’angoisse qui l’étreignait quant au sort qui serait dévolu à son dernier enfant. Les faits donnèrent cruellement raison au cinéaste. A Paris où il fut projeté le 3 septembre, Raja fit un imperceptible tour sur les écrans et s’en fut la queue basse. On comprend que des esprits étriqués parisiens soient incapables de s’enflammer pour un récit sentimental qui les transporte vers des rivages «lointains» (l’histoire se passe à Marrakech). Mais on a du mal à imaginer que le film puisse ne pas être montré sur la terre qui l’a vu éclore. C’est pourtant ce qui risque d’advenir si l’on en juge par les impressions, commentaires et appréciations claironnés pendant et après la projection de Raja, dans le cadre du Festival international du film de Marrakech.
«Par expérience, je peux vous assurer que ce film n’obtiendra pas son visa d’exploitation au Maroc. Non seulement il comporte des scènes choquantes, mais il éclabousse l’image de notre pays», affirme un des responsables du Centre cinématographique marocain. Pourtant, le synopsis présenté du film ne laisse rien entrevoir de tous ces travers. On y lit : Frédéric, Français narcissique et désabusé, la quarantaine, emploie de jeunes marocaines pour repiquer le gazon de sa superbe propriété à Marrakech. L’une d’elles, Raja, espiègle et troublante, le touche plus qu’il ne veut l’avouer. Il ne connaît que quelques mots d’arabe, elle en comprend à peine plus en français. Il souhaite une histoire légère mais, peu à peu, la résistance de la jeune fille lui fait redécouvrir la douleur amoureuse. Quant à Raja, elle préfère à l’amour incertain de Frédéric la sécurité aux côtés de Youssef, dans un couple qu’unit plus l’instinct de survie que le sentiment amoureux. A l’examen, ce résumé se révèle pavé de doux euphémismes.
La part d’ombre de Marrakech mise en plein jour
En fait, l’idylle improbable et contrariée entre la jeune fille, qui n’est pas une oie blanche, et le Français arrogant et séducteur, forme seulement, pour Jacques Doillon, le prétexte à une mise en plein jour de la part ombreuse de ce Marrakech tant exalté, celle hantée par des jeunes filles, à peine nubiles, se disputant les faveurs des nantis friands de chair fraîche, afin de conjurer la misère dans laquelle elles se débattent. Mais si le film instruit le procès des nababs lubriques, il n’exempte pas leurs «victimes», dont il étale la vénalité et le goût du lucre. Ces vérités ne sont pas bonnes à dire. Jacques Doillon savait qu’il allait s’attirer les foudres des gardiens de la morale et de leurs sbires. Il s’empressa alors d’annoncer, en préambule à la projection du film, que celle-ci ne serait pas acompagnée de débat. Ses comédiens, eux, étaient tapis dans un coin. On sentait que l’héroïne, Najat Bensalem, n’en menait pas large. Elle se faisait toute petite, puis profita d’un moment de distraction pour se volatiliser. Elle ne réapparut plus. «J’ai regardé le début du film. Et quand j’ai entendu les réactions furieuses des gens, je me suis dépêchée de partir. Sinon, ils m’auraient étranglée», confia-t-elle par la suite.
Bien lui en prit. Dès les premiers plans, ce ne furent que sifflets, huées et conspuations. Les dialogues crus et les mots de mauvaise vie indisposèrent maint supectateurs. «On est dans un film porno ou quoi !», lança l’un d’eux. Lorsque Frédéric arracha à Najat un baiser, une épaisse gêne s’installa. Quand elle lui déclara sa flamme, la salle sombra dans un mutisme furibond, ensuite déchiré par cette exclamation, «Quelle putain!», reprise en chœur par la moitié de la salle. Raja se racheta en donnant un soufflet à son bourreau du cœur. «C’est bien fait pour sa salle race !», entendit-on. Quelques scènes plus tard, elle s’offrit à son partenaire, à la fureur de nombreux spectateurs qui, comme s’ils s’étaient donné le mot, désertèrent la salle.
«Ils profitent de notre hospitalité et traitent nos filles de catins»…
Au sortir de la projection, les commentaires fusaient de toutes parts. «Moi j’ai regretté d’être venu voir le film. Si j’avais su qu’il disait autant de mensonges sur notre ville, je n’aurais pas quitté ma boucherie. Alors quoi, ces Français viennent jouir de notre hospitalité, de notre soleil et de la beauté de notre ville. Et c’est comme ça qu’ils nous récompensent, en traitant nos filles de catins. Qu’Allah maudisse ce cinéaste !», s’écria Abdallah, boucher de son état. Des spectateurs l’approuvèrent. D’autres se montrèrent plus nuancés : «Ces choses-là existent malheureusement. Mais il n’est pas convenable de les montrer. Ça nous porte tort et ça ternit l’image de la plus belle ville du monde», intervint Fahid, un instituteur de 42 ans. Sur ce, Fatima se mêle à la discussion : «Ce Doillon, moi je le respecte, parce qu’il a osé dire la vérité, la stricte vérité. De ce qui se passe dans les riads, je peux en parler en connaissance de cause. J’ai travaillé chez un Français pendant dix ans. Chaque fois qu’il venait, c’étaient des soirées de débauche, des partouzes où des fillettes et des garçons passaient à la casserole. J’en sais quelque chose, moi, je vous le dis».
Mais sur cette triste réalité qui, dévoilée, risquerait d’écorner le mythe savamment entretenu de Marrakech, on préfère jeter un voile hypocrite. Sauf miracle, Raja ne sera jamais projeté au Maroc. Le cinéphile y perdra. Car, le film est une belle réussite. Au-delà du propos qui la rythme, cette variation sur La Femme et le pantin, le roman de Pierre Louÿs, est lumineuse, grâce à la complicité vite établie entre un cinéaste au long cours (plus d’une trentaine d’œuvres) et une novice, Najat Bensalem, étonnante d’aisance. «J’ai besoin des acteurs pour le plaisir qu’ils me donnent». Avec Najat, Doillon a été servi, Raja en a été rehaussé. De ce plaisir, le public marocain, lui, en sera frustré. Quel dommage !
