Culture
«Les Chevaux de Dieu» : un film réaliste et bouleversant
En compétition lors de la treizième édition du Festival du film de Marrakech, «Les Chevaux de Dieu» de Nabil Ayouch dépeint le quotidien atroce de jeunes bidonvillois sans le sou, sans espoir et sans autre vocation que celle de terroristes.

D’abord, il y a l’aîné. Treize ans et, déjà, une langue tranchante, une longue chaîne au poignet. Dégage ou je te fracasse les tendons, éructe le frêle Hamid, en faisant tournoyer son effrayant lasso. Je te broie les intestins, je te réduis en purée, en viande hachée. Je t’arrache les yeux et je les gobe si tu ne t’arraches pas d’ici en vitesse. Je vous épargne l’immense répertoire d’insultes souillant pères et mères, vivants et mourants, éclopés et trépassés, humains, insectes, animaux, cailloux, végétaux… , et j’en oublie sûrement. Des montagnes, des trésors de violence verbale, durement entassés, mitonnés à toutes les sauces et débités en toutes occasions, pour menacer, écouler du haschich, crâner, blaguer. Exprimer de l’affection, parfois.
Et puis, il y a Yachine. Comme Lev Ivanovitch, Ballon d’or en 1963. Tarek, de son vrai prénom. Dix ans et, déjà, le gardien de but le plus doué de Kariane Toma. Mais cette virtuosité ne lui sert à rien, aucun recruteur du Raja ou du Wydad ne vient rôder dans le coin. Que faire quand on a l’impression d’être totalement inutile ? Moisir ici, fouiller les décharges et puer jusqu’à vingt ans, trente ans, quarante ans ? Vendre de la drogue avec Hamid ?
«Non, t’es pas fait pour ça, grogne l’aîné. Tu prends cette caisse d’oranges et tu vas la vendre au marché. Et si quelqu’un te cause mal, tu m’appelles». Vous avez entendu ? Ne lui cherchez surtout pas des poux dans la tête, à Yachine. Son petit caïd de grand frère pourrait vous démolir la mâchoire. Son seul regard, perçant, terrible, dément, vous fait reculer. Surtout quand il a bu. Quand d’une main fébrile, il serre sa chaîne de fer et de l’autre, un litre de Boulebbader (vin Chaud Soleil). Là, ça peut très vite partir en sucette. Vous n’avez pas vu comment il a osé caillasser la voiture des flics, l’autre jour ? Un enragé, je vous dis.
Comment un petit dealer porté sur la bouteille et un vendeur à la sauvette, aspirant footballeur, atterrissent-ils dans les mosquées clandestines, les camps d’entraînement au Jihad puis, drapés d’explosifs, à La Casa de España ? Une obsédante question à laquelle Nabil Ayouch répond minutieusement dans Les Chevaux de Dieu, une fresque vaste et puissante peuplée de figures écrabouillées par la vie, rappelant le naturalisme de Zola mais ne lésinant pas sur les déploiements dramatiques à la manière d’Hollywood. Un film esthétiquement très bien léché, les spectateurs se souviendront longtemps des somptueuses images aériennes qu’accompagnent les murmures d’un piano. «C’est d’une beauté, le kariane vu comme ça, d’en haut», s’étonne un festivalier.
La fin du film, vous la connaissez, vous l’avez déjà vécue le 16 mai 2003. Mais vous serez ému, bouleversé jusqu’à la moelle par l’histoire de ces mômes que la pauvreté, la violence, la négligence, l’inculture, le désespoir acculent aux actes les plus atroces. «Le film ne juge personne. C’est un film sur la condition humaine, dans lequel je montre une réalité qu’on n’a pas voulu voir ou qu’on ne connaît pas : celle d’un bidonville où il y a une misère sociale, culturelle, intellectuelle et économique», expliquait, il y a quelques mois, le réalisateur Nabil Ayouch. Une œuvre à regarder avec la plus grande attention, à retourner dans tous les sens pour élargir sa vision, déplorer d’autres victimes que celles du 16 Mai, empêcher d’autres tragédies.
«Les Chevaux de Dieu», de Nabil Ayouch. 1h55. 2012. Inspiré du roman «Les étoiles de Sidi Moumen» de Mahi Binebine. Sortie nationale en février 2013.
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