Culture
«L’Arabe et le Juif», dialogue de sourds
Dans l’ouvrage «L’Arabe et le Juif. Dialogue de guerre», récemment paru, l’Arabe, Hamid Barrada
et le Juif(*), Guy Sitbon, expriment leurs vues sur la question palestinienne et, plus largement,
sur le conflit arabo-israélien. Ecriture à deux mains pour deux visions
si opposées qu’on se demande s’il s’agit bien de la même histoire.

Ama droite, Guy Sitbon, journaliste au long cours (Jeune Afrique-L’intelligent, Le Nouvel Observateur, Marianne), romancier et essayiste. A ma gauche, Hamid Barrada, ancien président de l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM), ancien condamné à mort, ancien rédacteur en chef de Jeune Afrique-L’intelligent et actuel directeur Maghreb-Orient à TV5. L’un est juif, natif de Tunisie, l’autre marocain, musulman. Cette différence cimentait autrefois leur lien plutôt qu’elle ne l’ébranlait. Pendant longtemps, les deux hommes avaient entretenu une amitié toute en partage, complicité et affinités. Ils éprouvaient une même aversion à l’endroit de l’impérialisme, revendiquaient avec une égale ardeur leur maghrébinité, clamaient haut et clair, en chœur, leur adhésion à la cause palestinienne. Mais un événement survint, qui mit à mal leur belle entente : le déclenchement de la deuxième Intifada, provoqué par la visite d’Ariel Sharon à l’esplanade des Mosquées, le 28 septembre 2000.
Pour Guy Sitbon, l’impasse au Moyen-Orient est due à Arafat et aux Palestiniens
«C’est la faute d’Arafat. La tragédie et l’impasse actuelle viennent de la deuxième Intifada», ressassait à l’envi Guy Sitbon lorsqu’il se trouvait en présence de Hamid Barrada. Ce qui eut le don d’agacer ce dernier qui, dans un mouvement d’humeur, répliqua : «Dans tous les conflits, il y a un bourreau et une victime, on n’a pas le droit de renvoyer tout le monde dos à dos, ni d’incriminer toujours les mêmes de façon polémique ou passionnelle. Dans le conflit israélo-arabe, les Palestiniens sont plus que jamais des victimes. Ils ont fait le pas décisif vers la paix en reconnaissant l’Etat d’Israël et en acceptant, pour le futur Etat palestinien, les frontières de 1967. On a à peu près les mêmes informations si on est de bonne foi. On peut les ignorer systématiquement et incriminer Arafat, les Palestiniens, la deuxième Intifada, cela signifie pour moi qu’on ne veut pas résoudre le problème et qu’on projette sur les Palestiniens la responsabilité de la tragédie parce qu’on veut continuer à faire la guerre». C’était à Fès, en juin 2001, alors que les compères, encore amis, assistaient au Festival des musiques sacrées.
Pour Hamid Barrada, le pas décisif vers la paix a été le fait des Palestiniens, qui ont reconnu l’Etat d’Israël
Cette sortie réprobatrice n’eut aucun effet sur Sitbon. Il maintint sa thèse. Barrada campa sur sa position. Un mur d’incompréhension se dressa entre les deux hommes. Leur amitié en fit les frais. Ils se séparèrent. Non sans déchirement. «Cela me gênait même de discuter avec toi parce que tu m’obligeais à faire comme toi, à me replier sur ma tribu. Tu me renvoyais à mon identité arabe. Toi devenu juif comme Sharon, il me fallait devenir arabe comme je ne l’ai jamais été, comme un militant du Hamas. Il me semblait donc que la borne était franchie. Au-delà de nos relations, c’est l’espoir d’une solution au conflit palestinien qui s’évanouissait, puisque, même toi, tu n’adhérais plus à l’idée d’une solution possible. Discuter ne pouvait plus servir à rien. Donc, j’ai rompu. Tu m’appelais et je ne répondais pas», reproche Barrada à Sitbon, dans le prélude de leur ouvrage «L’Arabe et le Juif». Rien n’est plus terrible que les haines de fratrie.
Après une année de mutisme mutuel, les deux hommes se rabibochèrent, selon le pacte tacite de ne pas aborder les sujets qui fâchaient. Sitbon passait par une mauvaise période, Barrada se devait de le réconforter, au nom de leur ancienne amitié. Les nuages étaient dissipés. Puis un soir, Sitbon tendit à Barrada un article qu’il avait mitonné pour Marianne. Ce dernier embrayait sur une description du présent visage de Monastir, ville natale de Guy Sitbon, comparé à l’ancien, pour ensuite se lancer dans des considérations désobligeantes envers les Arabes.
Un article de Sitbon dans «Marianne», fustigeant les Arabes, est à l’origine du livre
Florilège : «Les Tunisiens, comme tous les Arabes, ne peuvent ni se comprendre ni se voir s’ils enferment dans le placard de l’oubli ou de la haine leur passé immédiat : le «colonialisme». C’est un peu comme si les Etats-Unis pensaient qu’ils étaient nés sous Kennedy et la France sous de Gaulle, en 1958. Avant ? Le trou noir. Les méchants, ici les Français, là les Anglais (…) L’Occident, selon les Arabes, ne leur a jamais voulu que du mal. L’Europe et l’Amérique sont l’ennemi naturel» ; «Le monde arabe est devenu occidental. Sa civilisation matérielle a été engloutie. Pas un seul objet utilisé aujourd’hui par les Arabes n’a été inventé par un Arabe. Comme pour le reste de la planète, tout procède de l’Occident. Rien n’est plus tangible, ostensible et palpable que ces évidences. Mais, là encore, les Arabes refusent de voir. La civilisation occidentale, disent-ils, leur aurait été imposée par la force (alors qu’elle ne s’est généralisée qu’après l’indépendance, et qu’ils l’ont adoptée parce qu’elle était supérieure à la leur). Elle serait contraire à toute leur culture, et ils entendent s’en défaire pour faire renaître et s’épanouir la gloire arabe de Haroun Rachid, qui régna à Bagdad sous Charlemagne»; «La Tunisie, l’Egypte, le Maroc, le Yémen, et même l’Algérie, sont des entités cohérentes, parfois des Etats anciens. Les Tunisiens n’ont aucune envie d’être gouvernés par des Egyptiens. Les tentatives de fédération durèrent de deux ans (Syrie-Egypte) à deux jours (Tunisie-Libye). Les guerres interarabes furent plus longues et plus fréquentes. C’est une règle. On veut quelque chose et on fait autre chose. On souhaite la victoire de Saddam Hussein, mais on aide les Américains. On veut l’unité maghrébine, mais Algérie et Maroc s’affrontent. On veut combattre les Occidentaux, mais on brûle d’émigrer en Occident. On veut la liberté de boire du vin, mais on vote pour les islamistes. On veut arabiser l’enseignement, mais on éduque ses enfants à Paris ou à Londres. On défend les droits des minorités en Europe, mais on chasse les siennes».
En substance, le monde arabe serait, comme l’indique éloquemment le titre de l’article, «Un monde claquemuré dans l’oubli et la haine». Pour s’en sortir, Guy Sitbon appelle chacune des nations arabes à faire cavalier seul plutôt que de rester attachée au mythe de la nation arabe et à s’arrimer aux rivages occidentaux au lieu de se cramponner à la civilisation matérielle arabo-musulmane emportée depuis le XIIe siècle par les sables de l’histoire.
Si nous avons cité ces longs passages de l’article paru dans Marianne du 18 août 2003, c’est parce qu’ils constituent l’essentiel de l’argumentaire développé par Sitbon dans L’Arabe et le Juif. Dès qu’il eut pris connaissance de ce réquisitoire, Barrada se mit à en récuser minutieusement les points. «Pourquoi ne rédiges-tu pas ce que tu viens de me dire ? Ta réponse sera publiée en face de mon article», lui proposa Sitbon. L’idée ne semblait pas emballer Barrada, visiblement peu disposé à engager une polémique avec son ami retrouvé. Celui-ci insista. Barrada finit par se ranger à ses arguments. Tous deux convinrent de l’élaboration d’un dialogue construit, qui déboucherait sur un livre. C’est ainsi que L’Arabe et le Juif. Dialogue de guerre vit le jour.
Comme convenu, les deux parties évitent scrupuleusement de procéder par circonvolutions, euphémismes ou autres procédés rhétoriques visant à ménager la susceptibilité de son interlocuteur. Ils se jettent mutuellement à la face les pommes de leur discorde. Sous l’œil vigilant d’un tiers, Philippe Gaillard, censé modérer les débats, mais qui, à l’usage, se révèle un catalyseur n’hésitant pas à ranimer le feu de la polémique quand celui-ci menace de s’éteindre. Les échanges sont vifs. Sitbon et Barrada ont fourbi leurs armes, elles ne consistent pas en fleurets mouchetés mais en banderilles dûment affûtées. Pas de quartier ! Après que Sitbon ait chevauché son étrier favori, le mythe de la oumma musulmane, Barrada le désarçonne ainsi : «Il me sera difficile de répondre à un tel méli-mélo de vérités, d’évidences, et d’affirmations carrément fausses ou fumeuses. Tu devrais quand même, mon cher Guy, faire attention». Ah, qu’en termes discourtois ces choses-là sont dites ! Renvoi d’ascenseur lorsque Barrada épilogue longuement : «C’est très difficile de parler avec un Arabe. D’abord, il vous coupe toujours et il monopolise la parole, ensuite il ne vous écoute pas forcément».
Chacun campe sur ses positions
Dans ce dialogue, mené à grand renfort d’illustrations historiques, aucun des deux partenaires ne plie ni ne rompt. Personne ne cède du terrain, quel qu’en soit l’objet. Sitbon ne démord pas de sa conviction selon laquelle le malheur des Arabes n’a d’autre origine que les Arabes eux-mêmes, plus précisément leur attachement au mythe de la nation arabe. «Le nationalisme arabe, voilà l’ennemi. Guy Sitbon prend seulement la peine de le mâtiner d’islamisme et conclut en faisant de Ben Laden le héraut obligé de tous les Arabo-musulmans, le calife des califes», commente Hamid Barrada. Lequel rétorque que l’idéologie arabiste, d’obédience nassérienne ou baassiste, a vécu et que les Etats-nations arabes, comme leurs ressortissants, sont aisément identifiables : tunisiens, marocains, syriens… Mais Sitbon ne fléchit pas : «Les Palestiniens, les Irakiens souffrent mille morts, mais qui s’est lancé dans l’Intifada ? Pas Israël, Arafat. Qui a envahi le Koweit ? Pas Bush, Saddam. Arafat, Saddam, comme presque tous les Arabes, sont habités par une même idée : la nation arabe. Un même cœur battrait dans le Bagdadi et le Casablancais. D’Agadir à Bassora, pas des sociétés, une communauté. Et si le virus résidait dans la virulence de ce mythe ?» Vous avez dit dialogue de sourds ? A vous de choisir votre camp; sans négliger les arguments de l’autre
«Cela me gênait même de discuter avec toi parce que tu m’obligeais à faire comme toi, à me replier sur ma tribu. Tu me renvoyais à mon identité arabe. Toi devenu juif comme Sharon, il me fallait devenir arabe comme je ne l’ai jamais été, comme un militant du Hamas. Il me semblait donc que la borne était franchie…»
(*) Il ne s’agit pas ici d’une faute d’orthographe et un développement est consacré dans l’ouvrage à l’usage de la majuscule dans le mot.
