Culture
«C’est eux les chiens» : plus vrai que nature
Hicham Lasri vit toujours au rythme de l’effervescente aventure «C’est eux les chiens». Son dernier long métrage rafle les prix l’un après l’autre, offrant sur son passage un visage nouveau du cinéma marocain. Sortie prévue en février.

Une caméra unique qui tourne en continu, des prises serrées et mal cadrées, des rushes de reportages qui ne passeront jamais à la télé : tout ce que vous ne trouverez pas dans un film conventionnel, vous l’aurez dans C’est eux les chiens, dernier opus de Hicham Lasri. Parce que c’est voulu.
Le film se veut hors système et se dégage largement de la masse tant par le sujet qu’il traite que par la forme qu’il prend. C’est eux les chiens porte un regard neuf sur les manifestations qui ont secoué la rue marocaine, comme un peu partout dans le monde arabe. De ce balayage continu de visages, de scènes, de paysages et des dialogues incongrus qui composent toute l’histoire du film, ressort une maîtrise parfaite de la technique. Dans ce jeu, où il est on ne peut plus difficile d’imiter l’amateurisme, la spontanéité et l’improvisation, Hicham Lasri s’en est sorti avec les honneurs.
Dans la case cinéma expérimental, Hicham Lasri a déjà donné. Mais l’on est loin du noir The and et C’est eux les chiens est un road movie punk, avec des passages tordants, d’autres poignants et plein de phrases cultes qui scotchent de vérité. Lorsque 404, un évaporé des années de plomb, embrasse la liberté, le printemps arabe souffle ses premières brises sur Casablanca. Une équipe de tournage en mal de sujet s’empare de son histoire pour en faire un reportage… Et la suite vous tient en haleine jusqu’à la fin.
Viva la revolucion !
La première scène est filmée en direct de la «place des pigeons». Et des pigeons, il y en a pas mal. Sans parti-pris, Hicham Lasri a baladé la caméra de son journaliste parmi les squateurs de cette place devenue symbole mythique d’une colère citoyenne. Au cœur de la foule qui a crié révolution, en scandant d’abord des revendications sociales, la confusion et l’ignorance sont invitées d’honneur. Si la conscience politique des jeunes parrains de cet éveil n’est pas remise en cause, elle se heurte fortement à la simplicité ambiante, souffrant d’une faible représentativité au sein des masses. Un flou profond transparaît dans la perception du printemps arabe et des mouvements contestataires tant par les Marocains manifestants, mus par les revendications purement alimentaires, que par ceux qui observent en retrait. Pour illustrer cela, rien de mieux que la scène où les prostituées assimilent le 20 Février à la maladie de la vache folle ou à la grippe aviaire, probablement pour décrire un buzz, un effet de mode ou une épidémie.
L’inconnu
Ce qui est sûr, c’est que le réalisateur Hicham Lasri a fait un très bon casting. Ce corps décharné, au regard humide et perdu dans le vague, Hicham Lasri n’a pas eu trop de mal pour en faire un magnifique OVNI catapulté 30 ans dans le futur. Hassan Badida a incarné à la perfection le personnage de Majhoul, alias 404, l’antihéros frappé de démence après 30 ans d’incarcération arbitraire. Le prix du meilleur acteur du Festival international du film de Dubaï corrobore le talent du comédien et l’authenticité du personnage dont les sens hédonistes n’ont que moyennement été altérés par l’incarcération.
Majhoul s’est baladé dans un Casablanca vrai pour rechercher une famille qui le croit décédé. Derrière lui l’équipe du tournage se débarbouillait tant bien que mal pour lutter contre l’imprévisibilité du personnage à travers lequel se décompose l’image des militants des années de plomb. Les notions de sacrifice, de mérite et d’héroïsme perdent de leur évidence. Le film n’oublie pas de faire un clin d’œil à ceux qui vivent très correctement sur leur gloire héritée, avec la maladie, des longues années de taule. Et pendant que vous réfléchissez aux mille et un messages contenus dans ce film, «peut-on aller au cimetière des chouhadas pour visiter ma tombe ?», vous demandera Majhoul.
Métier : journaliste
Curieux d’observer travailler un journaliste. Il est très fascinant de constater le regard que l’on peut porter, de l’extérieur, sur la production de l’information, surtout dans un pays où toutes les libertés ne sont pas tout à fait acquises et où les médias sont souvent accusés, à tort ou à raison, de manipulation. L’équipe du tournage de notre film est composée d’un journaliste, d’un caméraman et d’un jeune assistant quelque peu naïf qui laisse tourner dans le vide sa divine caméra, nous permettant ainsi de découvrir des personnages tout aussi fantasques et intéressants que Majhoul.
Dans C’est eux les chiens, l’information se façonne sur le terrain, en fonction des journalistes, de leurs regards sur les faits, de leurs jugements qui peuvent être légers ou biaisés, de leurs états d’âme du moment ou leur condition chronique. Dans le profond spleen du journaliste, un brin de curiosité qui s’allume, un peu de compassion qui s’éveille peuvent faire la différence pour le sujet d’enquête et son public.
À travers cette longue vadrouille, impossible de ne pas saisir au vol les piques lancées sur la discordance entre la croyance et la pratique religieuse en général ou encore entre l’apparat moderniste et le fond archaïque, suivant l’histoire de couple du journaliste.
La trépidante vie d’une caméra
On la verra subir l’ire d’un caméraman alcoolo, se faire kidnapper par des voleurs à l’arraché, témoigner tel un regard tiers tantôt désiré, tantôt voyeur… On la sollicitera, la protégera, lui rabattra violemment le cache, puis la recherchera avec envie. L’unique caméra du film de Hicham Lasri est elle-même ce personnage ignoré, une machine méprisée qui n’a de valeur que de par ce qu’elle contient. Ce n’est peut-être que lorsque les piles sont à plat au moment de la rencontre de 404 avec son fils et que l’on perd une bonne partie de ce qui se dit, qu’on réalise l’importance de la machine, du service qu’elle rend silencieusement dans l’ingratitude qui l’entoure.
Dans cette expérience, Hicham Lasri a dû travailler avec peu de moyens et en équipe réduite. Un choix réfléchi compte tenu de la thématique qui n’aurait peut-être pas séduit les institutions publiques. Mais l’on se demande alors ce qu’aurait été le rendu si le réalisateur avait pu compter sur un plus gros budget. Ce qui est certain, c’est que Hicham Lasri a choisi la meilleure technique pour rendre, au mieux, le rythme haletant de cette belle aventure.
