Culture
A Marrakech, les galeries d’art ouvrent à la pelle
Pendant qu’à Rabat et Casa de nombreuses galeries périclitent, à Marrakech, on assiste à la floraison d’espaces consacrés aux arts plastiques. Un bémol à la satisfaction des amateurs : un grand nombre d’entre elles sont mues avant tout par le goût du lucre et ne jouent pas leur rôle qui est de découvrir, révéler et accompagner des talents jusqu’à leur épanouissement.

Pendant que les villes de Rabat et Casablanca voient leurs galeries dépérir, pérécliter, puis rendre l’âme, Marrakech peut s’énorgueillir d’en faire éclore abondamment. En moins de six ans, dix-sept lieux d’exposition ont poussé au cÅ“ur de la médina ou sur l’artère principale du Guéliz. Pourtant, quand, en 1977, Nabil El Mellouki, un des deux propriétaires de Matisse Art Gallery, fraà®chement affecté à une agence bancaire à Marrakech, essaya d’étancher sa soif de collectionneur de peintures, il dut déchanter. De galeries, il n’y en avait pas l’ombre d’une, si ce n’était celle de Bab Doukkala qui, bien que nationale, restait fermée en permanence. Impensable dans une cité qui a enfanté une kyrielle d’artistes.
De ce constat de désolation germa dans l’esprit du banquier et celui de son ami décorateur et féru d’art, Youssef Falaki, l’idée de créer une galerie. Les deux compères se mirent en quête d’un espace idoine. Ils n’éprouvèrent pas beaucoup de peine à le dénicher, en plein centre. Ils ne déboursèrent pas non plus une somme faramineuse pour son acquisition et son aménagement. «A peine» 250 000 DH. Les mÅ“urs immobilières étaient encore décentes à Marrakech. Le 7 mai 1999, la galerie, baptisée Matisse Art Gallery, s’ouvrait par une exposition collective, à laquelle prirent part une vingtaine de peintres représentant les divers courants et tendances de l’art contemporain marocain.
Matisse Art Gallery fut en quelque sorte le détonateur de la furie «galerisante» qui allait gagner Marrakech, en s’amplifiant au fil des années. En 2001, naissance de la Qoubba Art Gallery ; en 2002, de Boularbah Art Gallery, galerie Tadghart, Café littéraire Dar, galerie Dar Cherifa, galerie Nikita ; en 2003, Marrakech Art Gallery, Espace 58 ; en 2004, galerie Majorelle, Galerie bleue, les Atlassides, galerie Youraziz ; en 2005, Gallery 21, galerie Bougainvillea, galerie Al Maqam, Lawrence-Arnott Gallery.
«La floraison des galeries d’art est liée à l’essor de la ville de Marrakech. Il y a tout lieu de s’en réjouir, mais on ne peut s’empêcher de craindre que certains galeristes ne soient mus que par le goût du lucre et n’assument pas leur rôle, qui consiste, entre autres, à découvrir des talents, les révéler et les accompagner jusqu’à leur épanouissement», s’inquiète Sakina Gharib, directrice de la société Action Culture. Sur ce propos, Nabil El Mellouki se montre tranchant : «De galeries, dans le sens plein du terme, il n’en existe que deux à Marrakech. Les autres sont tenues par des marchands de tableaux qui raccolent le touriste avec des peintures de mauvais goût, juste susceptibles de flatter son penchant pour l’exotisme et le folklorisme». Il ajoute : «Nous, nous sommes de vrais galeristes. Nous avons conçu une stratégie à long terme, nous avons établi des contrats avec les artistes, dont nous faisons la promotion, à la manière des managers de boxe ou de football». Tout en veillant à ne pas s’aventurer sur des terrains savonneux qui ont englouti bien des galeries considérées comme insubmersibles.
De fait, depuis sa création, Matisse Art Gallery n’a tendu ses cimaises qu’à des peintres majeurs, de tous bords et obédiences : Omar Bouragba, Farid Belkahia, Saâd Hassani, Mohamed Melehi… (abstraction); Hassan El Glaoui (figuration); Abbès Saladi (onirisme). Une seule exigence : la qualité. Mais la galerie ne fait pas qu’exposer précautionneusement des valeurs sûres, elle a aussi pris sous son aile tutélaire trois jeunes peintres, Nourreddine Chater, Nourreddine Daà¯fallah et Saà¯d Lahsini, qu’elle rétribue mensuellement, place dans des fondations européennes et américaines, fait découvrir à l’étranger.
Les Atlassides privilégie l’art abstrait
A l’éclectisme cultivé par Matisse Art Gallery répond l’exclusivisme entretenu par la galerie les Atlassides. Seul l’art abstrait y a droit de cité. Ce bel espace, une véritable épure, selon la formule de Sakina Gharib, est le fruit d’un rêve qui hantait Mohamed Tehraoui, pendant les longues années passées dans sa banque. Une fois à la retraite, le banquier se fit le plaisir de se convertir en galeriste. C’est en avril 2004 qu’il inaugura les Atlassides par un somptueux hommage au défunt peintre Mohamed Kacimi, sur le point de s’associer avec lui quand la mort l’emporta. Confiée aux mains habiles d’Alain Gorius, la galerie s’imposa vite comme un des lieux majeurs de l’art. En un an et demi, une vingtaine d’expositions y furent tenues, avec brio, catalogues et débats. Elles étaient très courues. Normal, juge Sakina Gharib, «les toiles offertes à voir sont souvent de facture honorable. Puis, l’espace est savamment conçu. Cela nous change de ces bric-à -brac dans lesquels les objets d’art sont entassés dans un désordre affligeant».
Propriété du cabinet d’architecture Abdelkader Chekkouri, la Galerie bleue est plantée dans le cÅ“ur battant du Guéliz. Elle est dirigée de main de maà®tre par Abdelghani Chaâlal, peintre au long cours et collectionneur invétéré. A la différence de Mohamed Tehraoui, il n’a d’yeux que pour le figuratif, auquel il voue un culte. «Je n’aime pas le genre abstrait. Aussi, n’a-t-il aucune place dans ma galerie. J’ai fait une seule exception, c’était pour Mohamed Attallah, et uniquement parce qu’il a débuté par le figuratif avant de bifurquer vers l’abstrait». Depuis sa création, le 28 décembre 2002, la Galerie bleue expose régulièrement les peintres dont elle s’est attaché les services. Ils sont une dizaine, dont le jeune Aziz Benja, promis à un bel avenir.
Les vraies galeries souffrent, les pseudo-galeries font leur beurre
Selon Sakina Gharib, seules Matisse Art Gallery, les Atlassides, la Galerie bleue, et, à un degré moindre, Qoubba Art Gallery et Marrakech Art Gallery honorent leur mission. Les autres galeries n’en ont que le nom, qu’elles traà®nent plutôt qu’elles ne portent. Curieusement, ce sont elles qui prospèrent. «Nous avons d’énormes difficultés, à cause de la concurrence de galeristes peu scrupuleux, de bazars qui vendent en toute impunité des peintures, d’avocats et de médecins qui ont converti leurs cabinets en galeries. Sans parler des artistes eux-mêmes qui préfèrent vendre chez eux 50 % moins cher que la valeur de leurs tableaux plutôt que par l’intermédiaire d’une galerie», se plaint Nabil El Mellouki.
Bien qu’ils rament, les galeristes n’entendent pas quitter le navire, convaincus que la bonne monnaie finira par chasser la mauvaise. Mais quand on se glisse dans les dédales de la médina, on s’aperçoit que les pseudo-galeries ont encore de beaux jours devant elles. Elles sont prises d’assaut par les amateurs de sensations exotiques, qui s’arrachent les croûtes clinquantes. «Si au moins les banques et les fondations venaient dans les galeries de Marrakech pour acquérir des tableaux. Elles préfèrent celles de Casablanca», dit Abdelghani Chaâtal d’un ton amer. Comme quoi le monde est mal fait. A Casablanca, les galeries mettent la clé sous le paillasson, mais celles qui subsistent sont l’objet d’égards des commanditaires. A Marrakech, elles poussent dru, mais ne trouvent pas de clients. Pas suffisamment, en tout cas. Les rares chalands sont essentiellement des étrangers (70 %), suivis de Casablancais (sic)
