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Culture

75% des Marocains n’ont jamais visité un musée

Les musées ne sont plus seulement des lieux de conservation du patrimoine mais d’éducation à part entière, notamment pour les jeunes. Au Maroc, si les musées privés ont apporté un certain dynamisme, fonctionnant parfois comme des espaces d’animation, les musées publics, quant à eux, ont très peu de moyens et répondent encore à une conception vieillotte de leur rôle. Etat des lieux.

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Par les objets qu’ils recèlent, les musées sont les lieux de conservation du patrimoine d’une époque. Au Maroc, ils sont au nombre de 27, dont seize relevant du ministère de la Culture, trois fondés par des organismes publics et huit privés. A titre d’exemple, on en comptait 3 900 en France à la fin du siècle dernier.
Les musées publics, installés dans d’anciennes demeures ou des palais désaffectés, sont classés selon la nature des objets exposés et conservés. Dans le musée ethnographique, des objets en bois, céramique ou textile, des pièces de monnaie racontent la vie quotidienne, les coutumes et les traditions d’une société. Le musée Batha de Fès et Dar Si Saïd à Marrakech sont les plus représentatifs de cette catégorie, par la richesse de leurs collections et le nombre de leurs visiteurs. Logé dans un ancien palais de Fès édifié sous le règne de Moulay Hassan 1er (1873-1879), le musée Batha se distingue par ses collections d’art traditionnel de Fès (dinanderie, céramique, broderie, tissage), matériaux décoratifs à usage architectural (zellige, bois et plâtre sculptés…), poteries, bijoux, tissage…
Dans le musée archéologique sont exposés les fruits des fouilles, ossements, pièces de monnaie, poteries… Le plus riche est le musée archéologique de Rabat. Créé dans les années 1920, il abrite les découvertes des fouilles effectuées sur les sites de Banassa et de Thalmusida, et nombreuses sont les collections de Volubilis qui y ont été transférées après l’Indépendance. «Si l’on perd un objet ethnographique exposé au musée des Oudayas à Rabat, comme un caftan, qui a 60 ans d’âge, il peut facilement être remplacé par un autre que l’on trouvera chez le premier antiquaire r’bati», nous explique Tania Smires Bennani, sociologue de formation, ex-conférencière à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, et muséologue reconnu. En revanche, enchaîne-t-elle, «une statue romaine de Volubilis volée du musée archéologique de Rabat serait une perte gravissime pour le patrimoine muséal marocain, car c’est une pièce unique et irremplaçable».
Toute autre est la vocation du musée spécialisé. Ce dernier expose un seul genre d’objets : pièces de monnaie, céramique, armes,… C’est le cas du musée national de la céramique de Safi, créé en 1990 sur le site d’une kachla du XVIe siècle. Ou encore du musée des armes, Dar Snah, à Fès, aménagé en 1963, où l’on expose une collection d’armes provenant en grande partie de la Makina, arsenal fondé par le sultan Moulay Hassan 1er.

Un exemple unique dans le monde arabe : le Musée du judaïsme marocain
Les musées privés marocains, eux, ont commencé à fleurir il y a à peine une décennie. Leur création n’est encore soumise à aucune loi. En 1994 est créé le musée de Belghazi à Bouknadel. C’est l’un des plus grands (5 000 m2), et des plus riches par le nombre de pièces qu’il expose (quelque 4 000), toutes représentatives de l’art traditionnel : bijoux, costumes traditionnels, ouvrages d’aiguilles… Mais, nombre de connaisseurs lui contestent la qualité de musée. Ils sont formels : un musée ne vend pas, sinon il se transforme en galerie.
Suivent peu après d’autres initiatives: Karim Lamrani lance le musée Nejjarine à Fès, la Fondation Omar Benjelloun restaure Dar Mnebhi à Marrakech et y installe un musée d’art contemporain. A Casablanca, la Fondation ONA créé son musée à la Villa des Arts et la communauté juive a droit au sien, le premier dans le monde arabe, le Musée du judaïsme marocain. L’objectif de cette institution est tout à fait original : collecter, préserver et exposer le patrimoine de la judéité marocaine, ou du moins ce qu’il en reste (car il a été systématiquement pillé et on trouve des pièces exposées dans les grands musées judaïques de Paris et de New York).
Est-il visité ? : «Certes, les élèves des écoles publiques n’ont foulé le sol de ce musée que depuis les attentats du 16 mai. A partir de cette date, on a commencé à travailler avec les associations des quartiers de la périphérie, comme celui de Hay Mohammadi, et de plus en plus de jeunes d’écoles ont commencé à affluer. Leur émerveillement était grand en écoutant un juif, en l’occurrence Simon Lévy, président du musé, leur donner des explications en arabe dialectal sur les objets de la civilisation judaïque au Maroc. La seule existence de ce musée est une fierté pour le Maroc et combien j’aurais souhaité disposer d’un budget consistant pour l’enrichir d’objets appartenant à la judéité arabo-musulmane», répond Zhour Rhihil, diplômée de l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine à Rabat, et conservatrice du musée.

Le budget annuel d’un musée varie entre 1 500 DH et 6 000 DH
L’une des plaies de nos musées est en effet leur désertion par le public marocain. Conservateurs et muséologues le confirment : le gros des visiteurs est constitué de touristes étrangers et d’universitaires-chercheurs.
Hassan Cherradi, chef de bureau du patrimoine culturel auprès de la délégation du ministère de la Culture à Casablanca, dans une thèse intitulée Musées et muséologie au Maroc, se fondant sur un sondage, avance ce chiffre : «75 % des Marocains n’ont jamais foulé le sol d’un musée». Pour enfoncer le clou, Tania Smires Bennani se dit certaine que les bourgeois de Rabat prétendument cultivés sont très nombreux à n’avoir jamais mis les pieds dans le musée archéologique de leur ville, jamais visité le musée des Oudayas ou celui de Bank Al Maghrib. «Je parie, dit-elle, qu’ils ignorent jusqu’à leur existence.»

Ailleurs, la mission des musées n’est plus seulement la conservation mais l’animation
Question d’éducation, de culture certes, mais aussi de budget. Comment encourager une culture muséale dans le public marocain quand le budget annuel d’un musée, alloué par le ministère de la Culture, oscille entre 1 500 et 6 000 DH. «Il ne suffit même pas pour acheter de l’eau de javel et du savon pour nettoyer ces lieux magiques, pour changer une ampoule grillée ou un robinet défaillant. Comment un conservateur pourra, dans ces conditions, conserver, entretenir et restaurer ses objets, sans parler d’aller fouiller pour dénicher d’autres collections ?», s’interroge un conservateur de musée.
Quant aux fax, photocopieurs, dépliants et prospectus, ordinateurs reliés à l’internet pour communiquer, sensibiliser le public marocain, ils ne sont, compte tenu de la minceur de ce budget, même pas envisageables. Ce à quoi on peut ajouter le décalage des musées publics par rapport à la réalité sociale.
Les muséologues, depuis une trentaine d’années en Europe, sont unanimes à dire que le musée ne doit plus être ce sanctuaire réservé à une certaine élite, visité religieusement, en silence, et avec une autorisation préalable. On a compris que la conservation du patrimoine n’est plus la mission unique ni première du musée. On le veut aussi un lieu d’éducation et de transmission du savoir, de formation du goût et d’éveil des sens. Les musées sont concus comme le théâtre d’animations devant accompagner le visiteur par «l’organisation d’expositions, d’ateliers d’arts plastiques et de conférences, voire de projections audiovisuelles», insiste Tania Smires. «Les musées sont au service de la société, a écrit il y a plus d’un quart de siècle un muséologue français. Ils constituent l’un des maillons de la chaîne existentielle qui relie chaque individu à son passé et dont la rupture provoque bien des drames et des déracinements.» C’est dire que le musée devient un complément de l’école, devant assumer un rôle éducatif et pédagogique, loin de tout académisme. «Une exposition de tapis, dans un musée, devra être l’occasion d’une animation au profit des visiteurs pour leur expliquer la différence qu’il y a entre un hanbal et le tapis au point noué», poursuit notre interlocutrice.

Si les musées privés commencent à s’animer, les musées publics, eux, restent des ghettos
Les musées privés marocains ont-ils compris ce message ? Il semble que oui, si l’on suit le raisonnement de l’ex-animatrice de la villa des Arts. Ils sont, selon elle, «plus dynamiques, par les visites guidées, les conférences, les expositions audiovisuelles, les ateliers d’arts plastiques qu’ils organisent, et leur célébration annuelle, le 18 mai, de la journée mondiale des musées. Mais les musées publics, quant à eux, sont des ghettos, ils recèlent indéniablement des réserves impressionnantes, mais ils ne sont pas ouverts sur la société».
Non seulement les musées marocains disposent d’un maigre budget, se ferment sur leur environnement, mais, encore plus grave, leurs réserves sont menacées de disparition. Par l’usure du temps, l’humidité et la mite qui font lentement leur travail de sape. Vice-présidente de l’ICOM Maroc, qui est membre du Conseil international des musées, créé en 1946 (domicilié au siège de l’UNESCO à Paris), Tania Smires Bennani a visité des centaines de musées à travers le monde et son témoignage sur le sujet est précieux. Elle nous assure que leurs réserves bénéficient d’un traitement qui n’a rien à envier à celui réservé aux objets exposés à l’intérieur des musées eux-mêmes. Ces reliques historiques, pour résister à l’usure du temps, ont besoin d’un minimum d’éclairage et de climatisation pour ne pas se dégrader pendant les périodes de froid ou de chaleur. Or, les musées publics marocains, malgré les richesses qu’ils recèlent, n’observent pas les normes de conservation préventive.
Le principal agent destructeur qui dégrade irréversiblement les objets d’un musée, expliquent les spécialistes, est sans conteste l’humidité. Hassan Cherradi tire la sonnette d’alarme. Il soutient que dans le musée marocain, plus que l’incompétence du personnel, le climat polluant, l’éclairage, l’infiltration de l’eau causée par la vétusté des bâtiments où les objets sont exposés, c’est «l’humidité qui est le principal agent de dégradation de la matière. L’excès d’humidité franchit les panneaux de bois et les ivoires, rétrécit le tissu, ramollit et provoque le bleuté des vernis et favorise la corrosion des métaux, tandis que l’excès de sécheresse fend les ivoires et les reliures». Les musées marocains doivent absolument se pourvoir d’hygromètres, conseille t-il, pour mesurer le degré d’humidité. Or, d’après son enquête, seuls quatre des 16 musées publics marocains possèdent ce matériel. Autres lacunes très graves : aucun musée public marocain ne dispose d’un système d’alarme en cas de vol et les extincteurs ne sont pas entretenus.
Inconscience ? Irresponsabilité ? Mépris de notre patrimoine muséal ? On sait que le budget de fonctionnement de la Culture ne représente que 0,2 %, celui de l’investissement 0,3 % du budget général de l’Etat, mais on est en droit de se demander où vont les recettes des musées eux-mêmes. «Pour la première fois, avec M. Achaâri comme ministre de la Culture, une partie de ces recettes, qu’on peut évaluer entre 5 et 10 %, est réinjectée dans les musées, nous révèle M. Cherradi. Quand le ministère de la Culture possède des moyens, affirme un conservateur de musée, plutôt que d’entrer dans la réserve d’un musée pour chauffer ses objets et tuer la mite qui les ronge, il préfère les dépenser dans des ouvrages visibles à l’œil, ostentatoires, comme par exemple la restauration du minaret de la Koutoubia. Il s’investit plus dans le patrimoine immobilier que dans le patrimoine mobilier».
Pour sauver ce patrimoine public voué à une mort lente, n’est-il pas temps, se demandent les amoureux de musées, que le secteur privé mette la main à la poche ? Quant il l’a fait, les résultats ont toujours été probants. La restauration de la mosquée Tinmel où des mécènes comme la fondation ONA, le groupe Akhannouch, Amhal, et autres Sajid ont investi des millions de dirhams, en est une preuve éclatante.
Ce qui ne dispense pas l’Etat d’appliquer la législation qui gouverne la matière muséale. En 1995, un décret vit le jour (le 31/1/95), qui parle pour la première fois au Maroc de l’institution et de son organisation de façon claire. Le musée y est défini comme «une institution culturelle permanente qui a pour mission d’acquérir, d’inventorier, de conserver, de préserver, de mettre en valeur le patrimoine culturel, d’étudier et de diffuser les connaissances s’y rapportant. Ce patrimoine culturel peut être de caractère historique, ethnographique, artistique, scientifique ou technique, ou ayant une valeur culturelle ou naturelle». Tout y est dit. Et pourtant…

«L’humidité est le principal agent de dégradation de la matière. Elle franchit les panneaux de bois et les ivoires, ramollit et provoque le bleuté des vernis et favorise la corrosion des métaux.»

Le Musée de Marrakech,œuvre de la Fondation Omar Benjelloun, regroupe, dans sa partie «art contemporain», tous les moyens d’expression artistique : sculptures, tapis, tableaux, art conceptuel.