Culture
350 000 Gnaouis à Essaouira
350 000 visiteurs, soit autant que le nombre des participants à la Marche verte, majoritairement des jeunes, se sont donné rendez-vous à Essaouira, du 24 au 27 juin dernier, à l’occasion du Festival Gnaoua. Après sept éditions, le festival brille plus que jamais de mille feux.

Dimanche 27 juin. Il est seize heures. Le festival d’Essaouira s’apprête à tirer sa révérence en y mettant les formes. Rien moins que les mythiques Wailers en guise de cadeau d’adieu ! Encore faut-il pouvoir se frayer un chemin vers Bab Marrakech, là où se déroule le spectacle. Même une souris ne saurait accomplir cet exploit. Des flots humains se déversent sur la médina, transformant ses rues en impasses, bloquant les issues de ses venelles et encombrant ses placettes. A croire que le Maroc entier s’est donné rendez-vous à Essaouira. «Cette année est vraiment exceptionnelle. Il doit y avoir quelque chose comme 600 000 visiteurs. C’est bon pour les affaires», commente un restaurateur. «En trois jours, j’ai vendu autant de tapis qu’en une année. Je crois que je vais m’accorder un petit congé», se réjouit un vieux bazariste. Le chiffre que donne le restaurateur est jugé quelque peu exagéré par les organisateurs qui parlent de «350 000 visiteurs au minimum, 400 000 maximum». Même ramené à des proportions raisonnables, le chiffre est énorme. Un nombre de personnes aussi important sinon plus que celui des participants à la Marche verte. C’est dire l’engouement…
Pendant que notre bazariste et notre retaurateur se frottent les mains, ce dimanche-là, les Wailers, groupe mythique qui a accompagné Bob Marley pendant une bonne partie de sa carrière, se mettent à allumer une gigantesque foule prompte à s’embraser. Un ami cameraman fait défiler à notre intention les instantanés qu’il vient de prendre. On y perçoit une foule innombrable, dense et majoritairement jeune. Des coupes de cheveux à faire pâlir d’envie le footeux Beckam, des tignasses à la Bob Marley, des nombrils qui s’enrhument, des gorges qui prennent l’air. Dans cette atmosphère de fête qui se déhanche et se mélange, les jeunes et leur look fantaisiste, débridé, invraisemblable, dominent. Ils sont arrivés par centaines de milliers, au prix d’un interminable parcours, jusqu’à ce fond du Maroc, juste pour s’offrir un déluge de rythmes et de sons. Amine, 22 ans, s’est tapé un long chemin en autocar. «Nous avons mis sept heures pour arriver à Essaouira. Mais je n’ai pas senti le temps passer. L’ambiance était extraordinaire. Il n’y avait pratiquement que des personnes de mon âge. Nous avons chanté pendant tout le trajet, gratté un peu la guitare. Bref, nous nous sommes bien amusés».
Six mois d’économies et 7 heures de car pour le nirvana gnaoui
Comme la plupart des jeunes possédés par le démon d’Essaouira, Amine ne roule pas sur l’or. Mais pour tout l’or du monde, il n’aurait pas manqué le festival. Depuis six mois, il économise sou par sou, aide, à l’occasion, son oncle épicier contre une maigre rétribution, ne rechigne pas à faire le coursier. Avec l’argent amassé, il a pu payer le voyage, trouver, avec six autres copains, un logement chez l’habitant (100 DH par jour). Pour se sustenser, il se contente d’un sandwich arrosé d’un Coca (15 DH le tout). Autant de sacrifices en échange de plaisirs innocents, de moments fugaces de bonheur et d’une sensation inestimable de liberté. Le bonheur n’est pas pernicieux, pourtant il porte ombrage aux forces des ténèbres, comme l’atteste leur cabale contre les festivals.
A cet égard, l’inénarrable mais inquiétant Mohamed Raissouni a fait fort, en appelant, dans un éditorial paru dans Attajdid, à l’annulation pure et simple de toutes les manifestations culturelles et artistiques. Elles ne seraient que prétexte à toutes sortes de dépravations. C’est un peu fort de café. Rabat, Tanger, Agadir, Marrakech, Asilah, Essaouira vus comme des Sodome et Gomorrhe, ne sont-ce pas là élucubrations d’un illuminé mal luné ? Mais qu’en pense Amine ? «C’est gens-là ne peuvent souffrir la joie. Ils ont besoin qu’on soit triste pour nous mener par le bout du nez. Mais nous les jeunes, nous ne nous laissons pas faire. Nous chantons, nous dansons, nous faisons la fête, pour nous faire plaisir mais aussi pour les embêter». Karima, dix-huit ans et un joli minois, intervient à son tour : «J’habite Hay Moulay Rachid, à Casablanca, un des fiefs de l’islamisme. Mais tous les jeunes ne se sont pas laissés embrigader. Si nous sommes ici, mes copains et moi, c’est pour en donner la preuve». Les jeunes nous plantent là pour aller danser au rythme du reggae, danser sur l’obscurantisme, une charmante manière de le piétiner. Raissouni a du mouron à se faire, son message est inaudible auprès d’une jeunesse qui croque la vie à pleines dents.
Les multiples facettes de la musique gnaouie
Une heure et demie plus tard, les Wailers rengainent leurs chavirants instruments, au grand dam de la foule électrisée. Elle aimerait tant que la fête se prolonge. Mais elle a vécu ce que vivent les roses, laissant dans son sillage des senteurs obsédantes dont les festivaliers sont imprégnés à jamais. Les plus pressés se ruent vers leurs voitures ; les autres arpentent la médina, pour en capter, une dernière fois, les humeurs capiteuses ; les assoiffés s’attablent aux terrasses des cafés qui bordent la place Abdellah Ben Yassine. Là, un verre à la main, ils s’adonnent au passionnant exercice qui consiste à reconstituer, par le menu, les épisodes attrayants de la 7e édition du Festival d’Essaouira Gnaoua et Musique du monde. «Je pense que cette édition est la plus aboutie, s’exclame une galeriste. Les concerts étaient tous parfaits. Il n’y avait rien à jeter, tout était à prendre». Tous se rallient à cette opinion indiscutable.
Au prélude de ce déchaînement de sons et de rythmes, une étoile de lumière chaleureuse a déboulé : Doudou N’Diaye Rose, figure légendaire du tambour sénégalais. Accompagné de douze de ses trente-huit enfants, il tisse une grande fresque au lyrisme étincelant. Le public est d’emblée conquis, envoûté, hypnotisé. Même un chien errant trompe la vigilance du service de sécurité pour assister au spectacle. Quand les Gnaoua, emmenés par Mohamed Kouyou, entrent en scène, il les mène à la baguette. En résultera une prestation étourdissante dont on conservera un souvenir impérissable. La suite sera au diapason de cette somptueuse entrée en matière.
Il serait fastidieux d’énumérer tous les moments enchanteurs et enchantés de cette édition, à nulle autre pareille. Mais nous ne pouvons pas résister à l’envie de rendre hommage aux maâlems qui, non seulement ont porté haut, très haut, encore une fois, l’art gnaoua, mais ont su parfaitement dialoguer avec des instrumentistes majeurs. Ce n’est pas le Cubain Omar Sosa qui nous démentira, lui qui a formé avec Mohamed Kouyou un duo époustouflant. Hamid El Kasri est à confondre dans le même éloge. Pourtant, il avait affaire à un gros morceau, Joe Zawinul, le jazzman qui a côtoyé Miles Davis, Wayne Shorter, Jaco Pastorius, et tant et tant d’emblèmes. Des Gnaoua, il ne savait rien il y a deux mois. Pourtant, son synthétiseur vibra à l’unisson du guembri de Hamid El Kasri. Les maâlems Mahjoub Khalmous, Omar Hayat, Hamida Boussou, Abdelkébir Merchane, Mohamed Daoui, Abdeslam Alikane ont su, à leur tour, tirer leur épingle de ce jeu périlleux qui consiste à mêler leurs rythmes telluriques aux vibrations électriques.
S’il y a une leçon à retenir de cette édition, c’est bien celle-ci : les Gnaoua, contrairement à ce qui est souvent avancé, ont la faculté de s’adapter aux rythmes modernes. Ce n’est qu’ainsi que leur art, souvent confiné, pourra perdurer. En élargissant ses frontières.
La nuit tombe, Amine se dirige vers son autocar, tout en fredonnant un air de Jil Jilala, groupe qui a fait sensation pendant le festival. Amine jette un dernier regard sur Essaouira, cette ville qui a la capacité de semer désordre et trouble bienfaisants. L’an prochain, à la même saison, tout recommencera, malgré les imprécations des obscurantistes
«Je pense que cette édition est la plus aboutie», s’exclame une galeriste. «Les concerts étaient tous parfaits. Il n’y avait rien à jeter, tout était à prendre».
Doudou N’diaye Rose, figure charismatique du tambour sénégalais, a envoûté le public et même les Gnaoua, habituellement si jaloux de leur liberté, se sont laissés mener à la baguette.
