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Idées

Une vie gorgée de mythes

Si, dans notre société, nombre de nos grands mythes anciens perdent peu à peu de leur signification et de leur charge anthropologique, d’autres petits mythes plus modernes sont venus s’installer, sans crier gare, en tant que messages, mode de communication sociale ou marqueurs d’identité.

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chronique Najib refaif

Sans remplacer totalement les anciens, ils tentent parfois de les imiter, à défaut de s’y substituer. Ils bousculent la tradition sans la bouleverser complètement, s’y adaptent et s’invitent –sans façon, allons-nous dire– dans les relations entre des individus dans une diversité sociologique et générationnelle aussi large que contrastée. Souvent, le marqueur social s’affole telle l’aiguille d’une machine à peser le poids ou le volume qui ne sait plus où donner de la tête. Cette porosité entre les classes sociales et les générations a engendré de nouveaux comportements fondés par ces mythes modernes qui régissent les relations au sein de la société. Faussement démocratique, elle ne va pas de soi, ni sans poser un certain nombre de problèmes nés d’un malentendu culturel dont la manifestation au quotidien est un sujet d’étonnement sans cesse renouvelé.

C’est bien entendu à la faveur du développement prodigieux des technologies modernes de communication et de leur démocratisation qu’une uniformité de certains rapports sociaux s’est instaurée. De sorte qu’aujourd’hui un individu mâle, plus ou moins jeune par exemple, est quelqu’un qui a un salaire, une copine, des rêves et un compte Facebook avec des «amis» dedans. Ce fantasme est entretenu par tous, partout et jusqu’aux quartiers les plus populaires ou parmi les couches sociales les plus défavorisées. Sauf que dans la majorité des cas, les jeunes de ces quartiers n’ont pas encore le salaire et toujours pas la copine. Il leur reste donc les rêves, le compte Facebook (à la place d’un compte en banque) et des amis virtuels avec lesquels ils peuvent parler d’à peu près tout et de presque rien…

D’autres individus, ici et là, dans d’autres quartiers, au café ou ailleurs, vérifient leur Facebook ou Twitter. Ils ont quelques «like» pour leurs photos… Clic. Rien. Clic : une notification. Un message. Rien de neuf. Tag d’un «ami» qui fête l’anniversaire d’un autre. Par procuration. Tout ou presque dans ce monde éthéré se vit par procuration. Clic. Rien. Message. Clic. Toujours rien. Absent, fâché ou mort ? Non, actif il y a trente minutes. OK. Pourquoi il ne répond pas alors ? Tag. Hashtag. Clic et clac. Toujours présent même en cas d’absence, nous sommes tous reliés, pieds et poings liés par des algorithmes qui nous font vivre, par procuration. Qui vivent à notre place. Nos rêves sont dictés et nos désirs devancés. On condamne un post vite parcouru. Pousse baissé. On loue un autre d’un pouce levé. Deux symboles du Web qui renvoient aux arènes de l’empire romain où César avait droit de vie et de mort sur ses sujets. Mythologie encore et toujours. Dans cet espace céleste improbable, qui invente sans cesse de nouveaux mythes, nous autres habitants de la côte sud de la rive des rêves, nous bricolons d’autres mythes. A notre façon, dans le monde d’hier où le passé n’a pas encore passé, et un monde de demain qui n’est toujours pas advenu. Un entre-deux vertigineux. C’est cela la véritable fracture numérique ; celle qui fait que l’on s’agite au bord d’une fracture tectonique en tentant de jeter des passerelles vers des contrées si proches par un clic et si lointaines dans la réalité.

Pour changer des petits mythes et autres petites mythologies qui les portent, voici un grand et nouveau mythe des gens du Sud. Chez les gens de peu comme chez les plus nantis, le Nord est l’eldorado. Il fascine ceux qui traversent la Mare nostrum à la nage comme ceux qui la survolent par avion munis d’un «visa Schengen». Qui des uns et des autres traversent les frontières et qui est traversé par elles ? Difficile à dire. Toujours est-il qu’au milieu de cette mer en partage (comme son appellation latine l’indique : Mare Nostrum). Dans cette mer de toutes les certitudes parce que berceau des grands mythes fondateurs, d’autres individus tout aussi fascinés croisent ces gens du Sud. Ce sont des gens du Nord : touristes nantis et voyageurs «low cost», fans de «ryads en médina» ou couples de retraités en quête de chaleur pour réchauffer leur vieux os (qu’on appelle d’ailleurs des cigognes). Comme celui du Nord, le mythe du Sud est tout aussi captif et fascinant. Ainsi donc, ces oiseaux migrateurs bigarrés se croisent sans se voir. Les premiers sont attirés par les lumières des villes qui scintillaient dans leurs petits écrans saturés de mythes, et les autres par la lumière d’un soleil qui ne se couche le soir que pour se lever le lendemain. Mythe éternel d’une nature douce et harmonieuse…

Ainsi donc, les mythes ne disparaissent pas. Ils se réinventent et servent au mieux ceux qui savent s’en servir. Religieux, politiques, commerciaux ou artistiques et littéraires, ils jouent un rôle important sur le plan individuel et psychique comme au sein d’une société car ils peuvent participer à sa cohésion. Tout cela si l’on sait en user avec talent pour le bien commun et sans en abuser pour dominer ou asservir.