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Idées

Une narration marocaine

la thèse épistémologique de paul veyne, développée comme une des réponses à une question fondamentale: «comment on écrit l’histoire?», aboutit à un même résultat, c’est-à-dire à un constat fait depuis plus de deux mille ans : l’histoire est un roman vrai.

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chronique Najib refaif

Cette époque-là a été traversée en douceur comme ce rêve paisible qui traverse le sommeil d’un dormeur sans remords et sans soucis. Ceux qui l’ont vécue en retiennent quelques souvenirs fugaces, de douces amitiés passagères et des rires innocents… des bribes de chants… Enfance insouciante alors que le pays bouillonnait et que ses leaders politiques ferraillaient pour se partager un pouvoir encore fragile à l’aube d’une indépendance à peine conquise et d’une liberté à découvrir. L’orée des années soixante est aujourd’hui une abstraction pour la jeunesse d’aujourd’hui et une utopie pour leurs aînés. Les Beatles chantaient A Hard Day’s Night sur la face A, que l’on écoutait en boucle sur le «45 tours», sans jamais le retourner pour découvrir, Things We said Today, sur la face B. Du moins pour ceux qui avaient la chance de disposer d’un tourne-disque et de ses fameux vinyles. Chez d’autres amateurs de musiques et parfois les mêmes, Fouiteh, chanteur à la voix de velours, n’en finissait pas de se languir sur l’aimée qui l’ignorait : N’habbou bl’a khbarou (Je l’aime à son insu). Ce n’était pas le plus bel âge de la vie, on n’avait que dix ans, certes, mais on savait rire. Le poste radio dans son enveloppe en acajou couleur caramel et recouvert d’une petite nappe brodée, trônait au milieu du salon. Au-dessus, sur un mur peint à la chaux blanche et non loin d’une vieille horloge aux aiguilles arrêtées, une grande photo du Sultan Mohammed V, entourée de ses enfants, témoignait de l’exil de la famille royale à Madagascar.  Nombre de parents illettrés, dans ce quartier mérinide jouxtant le vieux parc andalou de la ville, ne savaient même pas où se trouvait cette île malgache. Pour eux, le Sultan a été forcé à l’exil en 1953 dans un pays lointain nommé… «Madame Gascar». Il est vrai que les vocables «Madame» et «M’siou» étaient monnaie courante et seuls noms communs qui distinguaient les Français des autochtones. Evoquant ce temps colonial, certains nous racontaient que par une nuit de pleine lune ils étaient nombreux à avoir vu le Soltane, comme ils l’appelaient, sur l’astre esquissant un salut de sa main droite à son peuple resté sur terre. Cette légende, créée et entretenue sans doute par le mouvement national de la résistance, perdurera jusqu’au début de ces années soixante d’une certaine enfance rabougrie que nous évoquions dans l’incipit de cette chronique. Evocation qui ne se veut pas nostalgique, mais plutôt souvenance et mémoire d’enfance. Pas plus qu’elle n’a la prétention de témoigner d’un pan de notre histoire contemporaine, celui-là même que les moins de cinquante ans se laissent raconter aujourd’hui, plus par certains journaux que par des livres d’histoire.

L’Histoire, écrit Paul Veyne au début de son ouvrage de référence, Comment on écrit l’histoire (qu’on ne se lasse pas de citer dans nos chroniques), l’histoire donc, ce sont «des événements vrais qui ont l’homme pour acteur». Et d’ajouter plus loin : «Comme le roman, l’histoire trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page et cette synthèse du récit est non moins spontanée que celle de notre mémoire, quand nous évoquons les dix dernières années que nous avons vécues….». La thèse épistémologique de Paul Veyne, développée comme une des réponses à une question fondamentale : «Comment on écrit l’histoire?», aboutit à un même résultat, c’est-à-dire à un constat fait depuis plus de deux mille ans : l’histoire est un roman vrai. Cet oxymore nous fait penser à cet étrange syllogisme imaginé par André Gide : «L’histoire est un roman qui a été ; le roman est de l’histoire qui aurait pu être». Dans les deux cas, il y a la subjectivité, la mémoire et les passions gaies ou tristes qui agitent l’homme, cet homme que Veyne place dans sa tentative de définition préliminaire comme «acteur des événements vrais».

Mais voilà une digression «savante» qui nous éloigne d’une certaine manière (si l’on ne veut pas creuser le sujet) de notre souvenance et de l’évocation des années soixante de notre enfance insouciante. Sans nostalgie comme nous le soutenons, mais non sans une certaine mélancolie, voire une tristesse quant au sort fait à un passé récent (années soixante et soixante-dix) que ni les vrais historiens, ni les médias, ni les artistes et créateurs, ni encore moins les responsables politiques et dans nombre de domaines, ne prennent en charge, dépoussièrent et revisitent. Non comme un produit rétro et vintage, ou un instrument de propagande officielle ou partisane, mais comme une matière à fabriquer de l’Histoire. Certes, ces années-là sentent fort le soufre, le plomb et évoquent de grandes douleurs demeurées longtemps muettes. Mais il n’y avait pas que cela ; et puis même de cela aussi faisons de l’histoire comme on écrit un «roman vrai», une narration cohérente et pensée, avec ou sans nostalgie. Cette dernière n’est pas toujours que soupirs et larmes de tristesse. Elle peut également engendrer de l’espérance  et produire de la pensée. Car parfois, comme écrit Camus, «la pensée d’un homme c’est avant tout sa nostalgie».