Idées
Un voyage au Canada (29)
Depuis mon tout premier voyage à l’étranger, à l’âge de 20 ans, en Allemagne (à la faveur du «tarif-jeunes» en train et ce jusqu’à Lyon en France, après une traversée homérique de l’Espagne des années 70, c’est-à-dire celle corsetée de Franco qui valait bien la nôtre à l’époque), je n’avais comme périple à mon compte que la traversée du fleuve Bouregreg, venant de Fès pour étudier à Rabat.

C’est dire si l’invitation de passer une vingtaine de jours au Canada et de traverser son immensité d’Est en Ouest, de Montréal à Vancouver, tenait du grand voyage et du grand rêve. Les dieux du voyage étaient assurément avec moi cette fois-ci. Mais ils n’étaient pas les seuls. Ce programme, concocté par le service culturel de l’ambassade du Canada à Rabat, comptait en effet faire découvrir plusieurs aspects de ce pays à trois journalistes dont moi-même : un journaliste de la presse écrite, Arsalane Kébir qui était chargé de la rubrique sports dans le même quotidien que moi et un journaliste-animateur de la radio, M’hammed B’hiri, encore en exercice et toujours bon pied bon œil dès l’aube sur les antennes de la SNRT. Pour ma part, j’avais demandé à rencontrer, en dehors du programme officiel établi, des écrivains, des intellectuels et des journalistes spécialisés dans le domaine des arts et de la culture. Ma demande a été plutôt appréciée et vite agréée. Un supplément d’âme, pour le gars chargé du supplément culturel. Il n’y avait qu’à demander. Un rêve, je vous ai dit ! Les préparatifs ont été vite bouclés car pour tout vous dire, je n’avais pas grand-chose à emporter avec moi. On s’est enquis quand même du temps qu’il ferait lors de notre séjour, mais comme on voyageait vers la fin du mois de mai, à savoir au beau milieu du printemps, on nous rassura que le grand froid vivait ses derniers jours et que nous allions avoir une météo quasi marocaine. Ce fut à moitié vrai, mais de toute façon, en ce temps-là je voyageais si peu et très léger. De plus, l’excitation d’avant un tel périple m’avait fait complètement oublier ces considérations bassement vestimentaires. Journaliste sédentaire en charge d’activités culturelles locales, déjà si rares et toujours dans un périmètre réduit car concentrées sur les deux villes de Rabat et de Casablanca, je me nourrissais de rêves de partance et de poèmes chantant le voyage. Je voyageais dans ma tête et m’en contentais; je gambadais, cœur léger et mémoire en bandoulière (titre d’une rubrique que j’alimentais régulièrement de mes rêveries et élucubrations), à travers les vastes et sempiternels continents de l’imaginaire tout en récitant le très beau poème de Baudelaire intitulé, précisément, «Le voyage» : «Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes; /L’univers est égal à son vaste appétit./ Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes! /Aux yeux du souvenir que le monde est petit/ (…) Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent/ pour partir, cœur léger, semblables aux ballons, /De leur fatalité jamais ils ne s’écartent/ et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons!». Je me suis dis, moi aussi, allons-y et l’arrivée à Mirabelle, aéroport de Montréal, ressemblait pour moi à un début de roman dont l’auteur n’a pas encore planté les décors. Il ne connaît pas non plus les personnages qu’il va faire vivre tout au long des 20 jours qui restent à écrire et à vivre. A la perspective de passer ces 20 jours au Canada, cette arrivée au tout premier aéroport de ma vie de sédentaire avait un goût de paradis. Et comme l’aéroport répondait déjà au doux nom de Mirabelle, tous les arbres de ce jardin d’Eden me tendaient généreusement leurs branches alourdies de leurs fruits. Mais plus tard en revanche, tous les aéroports où je me suis retrouvé au gré de mes voyages ont été pour moi d’étranges «non-lieux» de partance, espaces oniriques et angoissants d’un «entre-deux» qui n’est ni le départ ni l’arrivée ; tels ces rêves inquiétants dont on ne peut s’extirper comme si les jambes étaient coulées dans le bêton du sol…
C’était donc au mitan du printemps de l’année de grâce 1982. Je dis de grâce égoïstement en ce qui me concerne, car le début de cette décennie, pour ne pas dire toutes les années 80 dans l’ensemble, ont été à mon avis, et pour tout le pays, autant d’annus horibilis successives où le temps marocain était suspendu à un fil ou un coupe fil : celui du FMI notamment, mais pas seulement. Rien n’allait comme il fallait ; le tout sous une chape de plomb sur fond de grèves et dans un climat de peur et de répression. Tout marchait de travers en effet tant sur le plan économique qu’en politique intérieure, notamment après les émeutes réprimées lors des tragiques évènements de triste mémoire et dont Casablanca a été le théâtre. Puis comble de malheur, la sécheresse allait sévir pour près de six ans. Le fond de l’air était saturé de peur, de grosse chaleur et de poussière…Et cela se lisait dans la rue, sur les visages fermés, dans les regards effacés, apeurés et résignés des petites gens. Ces années-là ont été une bien triste et douloureuse parenthèse dans l’histoire contemporaine du pays sur laquelle on n’a pas beaucoup écrit. Le mot P.A.S émaillait tous les discours politique dans l’opposition qui le pourfendait tout en faisant le dos rond ; mais aussi au sein du cercle du pouvoir qui s’en plaignait ou s’y abritait tout en s’y soumettant contraint et forcé, mais au prix de moult sacrifices consenties par la population. Ce fameux et sinistre PAS, «Programme d’Ajustement Structurel», euphémisme froidement technocratique, est l’autre nom de l’instauration verticale de l’austérité générale, des coupes budgétaires inhumaines dans les secteurs sociaux et de l’asphyxie des gens de peu, des petits fonctionnaires et de tous ceux, plus nombreux encore, qui tiraient quotidiennement le diable par la queue… Moi, j’avais tiré le gros lot avec ce voyage inespéré au pays du sirop d’érable, des grands lacs, des grands espaces, des chutes du Niagara et de tant d’autres merveilles… Rétrospectivement, je culpabilise et j’avoue que j’ai honte de l’écrire aujourd’hui…
