Idées
Trajectoire des «modèles» de l’émergence
Dans la longue trajectoire du développement, les pays en développement ont emprunté une succession de trois modèles s’inspirant des paradigmes dominants de la pensée économique relative au développement.

Le modèle indépendantiste couvrant la période des trois ou quatre premières décennies du développement, le modèle du consensus de Washington couvrant les années 80 aux années 2000, le modèle post-washingtonien actuel. Bien entendu, au-delà de la configuration du modèle standard, des variantes apparaissent dans le corpus et dans l’application des politiques qui le déterminent en liaison avec les contextes des pays et les contrepoids des pouvoirs politiques.
Le modèle indépendantiste s’est constitué en privilégiant le rôle prééminent de l’Etat comme instance majeure de régulation économique et socio-politique. Le développement auto-centré, impulsé par des politiques de substitution d’importation, réclamait un protectionnisme aux frontières nationales, un financement par les exportations de produits primaires et une attractivité des investissements directs étrangers par des filiales-relais contournant les barrières protectionnistes. Ces stratégies ont été mises en place avec des réussites diverses. Globalement, le modèle indépendantiste s’est heurté à des blocages structurels et des goulets d’étranglement. Il fut remis en cause dans un contexte de crise et d’endettement, d’effondrement des systèmes socialistes et fin de la guerre froide. Le modèle du «Consensus de Washington» promu par les organismes internationaux s’inspirait de trois principes que sont l’économie de marché, l’ouverture économique et la discipline macroéconomique. Dix principales composantes définissent la «bonne politique» : la discipline budgétaire, la neutralité de la politique monétaire, la réorientation des dépenses publiques vers la croissance «pro poor», les réformes fiscales, la libéralisation des taux d’intérêt, un taux de change compétitif, la libéralisation commerciale, l’attractivité des investissements directs étrangers (IDE), la privatisation et les droits de propriété. Les fondements du modèle reposaient sur la montée en puissance de l’idéologie libérale et de la croyance dans les marchés autorégulateurs. Au libéralisme économique s’est ajouté un libéralisme politique. Un idéal démocratique et la justice sociale sont introduits en complément de la liberté. En réalité, il y a souvent une distance entre les politiques préconisées et les fondements théoriques du modèle.
En réalité, il existait différentes variantes du «consensus de Washington». Des pays rentiers, mal spécialisés dans les chaînes de valeur ont subi les effets des instabilités des cours des matières premières et se sont trouvés dans des voies de marginalisation. Au contraire, les pays asiatiques mettaient en place des stratégies de construction des avantages compétitifs en pratiquant une combinaison de politiques macro-orthodoxes et volontarismes des politiques industrielles et commerciales. Dans le cas des pays africains, le modèle a mis l’accent sur la stabilité macroéconomique et l’ouverture, sans être appuyé ni par des réformes structurelles ni par une diversification des exportations. C’est ce qui explique ses limites. Le cas de l’Amérique latine se situe entre les deux. Face aux résultats mitigés des politiques inspirés par ce modèle, l’accent a été mis ensuite sur l’environnement institutionnel et la bonne gouvernance. De nombreuses failles sont apparues dans le «Consensus de Washington». Les expériences ont montré un effet positif entre ouverture et croissance. Par contre, les relations entre ouverture, développement et réduction de la pauvreté étaient moins significatives. La crise économique et financière de 2008 et 2009 a conduit à une refondation d’un nouveau paradigme. Elle a accéléré le questionnement en montrant les limites de la mondialisation. A la crise financière se sont ajoutées d’autres crises structurelles, alimentaires, écologiques, sécuritaires ou sociales.
On assiste aujourd’hui à l’émergence d’un nouveau paradigme du développement. Les lignes forces du modèle post-washingtonien se réfèrent à la nouvelle économie internationale et à la croissance endogène. Le cadre analytique est celui de la concurrence imparfaite, des asymétries d’information, des rendements d’échelle, des externalités et des effets d’agglomération. Le contexte est celui d’un univers incertain où les acteurs ont des pouvoirs asymétriques. Les liens entre inégalités de revenus et croissance sont relativisés en fonction des contextes internes et internationaux et du rôle des politiques économiques et sociales. Sur le plan normatif, les stratégies de développement supposent des combinaisons de politiques macroéconomiques orthodoxes et de politiques industrielles volontaristes.
Le modèle revalorise le rôle de l’Etat. Aujourd’hui, même les autorités de Bretton Woods préconisent des politiques de relance avec des déficits publics et mise en œuvre de politiques allant à l’encontre des principes orthodoxes. Les nouvelles références du modèle réintroduisent le facteur nature dans le développement. Elles prennent en compte la valeur d’existence et d’option du capital naturel. Il y a une prise de conscience de l’impasse d’un modèle énergivore, générateur d’inégalités, n’assurant pas le renouvellement des ressources. Les critères de performance de ce modèle retiennent la croissance économique, la productivité des facteurs, l’indice d’inégalité de Gini, l’empreinte écologique, les transformations institutionnelles. La croissance est mesurée autrement que par le PIB, elle le combine à d’autres indicateurs d’empreinte écologique et de développement humain. Cet enjeu de la mesure relativise les modèles antérieurs et introduit une rupture avec la vision de développement comme simple processus de rattrapage d’un retard.
