Idées
Train de Bouknadel : avant qu’il ne soit trop tard !
La perte d’un être cher est toujours vécue comme un drame tant par les siens que par sa communauté nationale. La colère est d’autant plus grande, quand cette perte résulte d’une négligence humaine ou d’événements qu’on pouvait facilement éviter, tel qu’un accident de train.

Chacun de nous est un usager des services publics et imagine l’horreur vécue par les passagers au moment du drame. Ce qui est arrivé au train de «Bouknadel», coûtant la vie à 7 Marocains selon un bilan provisoire, peut se produire dans d’autres services publics que nous fréquentons quotidiennement. D’autant plus qu’il s’agit du deuxième accident de train après celui de Tanger en février. Mais, le moment de deuil passé, il est urgent d’ouvrir le dossier de la gestion par l’Etat des activités marchandes, pour éviter que de tels drames ne se reproduisent ; le transport ferroviaire étant un exemple parmi tant d’autres.
Si, pour des raisons sociales évidentes, certains biens et services sont vendus en dessous de leur coût de revient pour préserver le pouvoir d’achat d’une frange de la population, il n’en demeure pas moins qu’une question fondamentale reste posée : qui finance l’écart entre leur prix de vente et leur coût de revient ? Car, comme le disait l’économiste Milton Friedman, «il n’y a pas de repas gratuit et quelqu’un finit par payer». Or, quand on se voile la face derrière des discours idéologiques lénifiants, l’irréparable se produit et le prix payé se compte, non pas en dirhams, mais en vies humaines. Clarifions les termes du débat, aucun service public n’est gratuit. Il l’est pour une certaine catégorie de la population car il est financé par une autre catégorie. Mais globalement, il a toujours un coût pour la communauté, car il faut payer des fonctionnaires et financer des installations et leur entretien. On commet tous une erreur de penser que parce qu’il y a solidarité, l’Etat est le meilleur agent pour l’exécuter. Et pour cause, on part du préjugé que dans tous les domaines requérant de la solidarité, l’Etat est neutre et compétent. Or, bien souvent, il n’est ni l’un ni l’autre.
S’agissant de la neutralité, l’Etat est toujours et partout l’expression organisée en institutions d’une idéologie qui, pour s’imposer, a dû éliminer toutes les autres. Tant mieux, car cela permet une certaine cohérence dans les choix et la gestion de la chose publique. Mais, en même temps, les choix de l’Etat sur la nature et le financement de la solidarité se fait toujours pour servir cette idéologie qui est sa raison d’être, qu’elle soit bonne ou mauvaise. En outre, l’administration publique, en l’absence d’une gouvernance stricte et d’un contrôle rigoureux de ses dépenses, a tendance à d’abord «se servir» avant de «servir». Ainsi, sur chaque 100 dirhams prélevés sous forme d’impôts pour financer cette solidarité, 45 dirhams vont à la rémunération directe des fonctionnaires (sans compter les autres frais de fonctionnement) pour une qualité de service public dont on voit les limites tous les jours dans nos écoles, nos hôpitaux, nos tribunaux, nos trains… Il n’y a donc aucune neutralité dans les actions de solidarité d’un Etat et ce n’est pas ce qu’on lui demande. En revanche, ce qu’on est en droit d’exiger de lui, en tant que citoyens, c’est de l’équité dans le prélèvement des impôts, de l’efficience dans leur dépense et, surtout, de la compétence dans l’exécution du service public.
Pour ce qui est de la compétence, autant on peut, par des mécanismes démocratiques, garantir tant bien que mal les deux premières exigences (fiscalité et dépense), autant il est très difficile d’attendre de l’Etat une bonne qualité d’un service public couvrant pratiquement tous les aspects de la vie en société. C’est une question de savoir-faire multiples (éducation, santé, transports, culture, commerce, etc.) qu’il n’a ni la vocation ni les moyens de maîtriser. Si un Etat défend convenablement son territoire, assure la sécurité de ses citoyens, leur rend justice, bat une monnaie nationale (sur la base de la richesse produite) et réalise dans de bonnes conditions financières et techniques les infrastructures lourdes, il aura rendu un énorme service à la communauté nationale. Si, en revanche, il veut étendre ses tentacules, sous prétexte de solidarité, aux autres aspects de la vie en société relevant de la sphère privée, il peut y avoir des conséquences fâcheuses. Cela ne veut surtout pas dire que tous ces services deviennent payants.
Ceci n’est ni possible ni même souhaitable, mais que l’action publique soit limitée à correctement assurer les fonctions régaliennes et qu’elle laisse à la société, c’est-à-dire à la libre interaction entre individus, la gestion des domaines qui les concernent. En d’autres termes, là où il y a des activités marchandes (où il y a un prix à payer), l’Etat doit laisser faire les mécanismes du marché, car l’expérience a montré que c’est le meilleur moyen d’allouer efficacement les ressources à travers le système de prix. Pour assurer la solidarité, l’Etat doit agir en complément et non en substitut au marché. Pour revenir au transport ferroviaire, il faut que les prix payés par les usagers reflètent la réalité des coûts de revient (c’est le meilleur moyen de les baisser). Pour les plus démunis, l’Etat peut prévoir des réductions spéciales, des gratuités ou encore des subventions directes. Autrement, les installations ferroviaires, déjà à la limite de l’acceptable en termes de sécurité (ne parlons même pas de confort), continueront à se délabrer, jusqu’à ce que l’irréparable se produise !
