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Idées

Serfaty, le symbole d’une époque

Il s’était toujours refusé A se rendre dans l’Etat juif tant que les Palestiniens n’étaient pas rétablis dans leurs droits.

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D’abord dire l’émotion. L’émotion ressentie et la peine éprouvée devant la disparition d’un être d’exception. Un être en qui le sens de l’engagement le disputait à la générosité et à l’intégrité. Un être qui appartenait à une race en extinction, celles de ces «patriotes marocains» chez qui la passion de la justice n’a d’égal que l’amour du pays.

Abraham Serfaty nous a quittés. Il nous a quittés ce 18 novembre 2010. Eut-il eu à décider de son heure qu’il n’eût pu choisir meilleure date pour tirer sa révérence. Partir le jour anniversaire de l’indépendance du pays, quelle manière plus forte en effet de boucler la boucle ? Car celui que l’on surnomma le «Mandela marocain», et qui fut parmi les plus célèbres prisonniers politiques du monde, commença d’abord par être un fervent militant nationaliste. Membre du Parti communiste marocain (PCM) dès 1944, âgé alors tout juste de 18 ans, son engagement pour l’Indépendance lui vaut d’être arrêté par les autorités coloniales en 1950, expulsé vers la France sous le prétexte fallacieux d’être brésilien(1) (d’où la réédition de 1991(2)) puis, de retour au Maroc, et à la veille de l’Indépendance, placé en résidence surveillée. Aussi, celle-ci recouvrée, le retrouve-t-on naturellement dans le gouvernement de Abdallah Ibrahim, au sein du cabinet de Abderrahim Bouabid. Et le voit-on, tout aussi naturellement, participer, en tant qu’ingénieur des mines, à la mise en place des structures nationales (création de l’Ecole Mohammadia des ingénieurs) avant de devenir un haut cadre dans les mines de Khouribga. Ce n’est qu’une décennie plus tard, la rupture avec le Makhzen définitivement consommée, que débute l’autre partie de sa vie, celle de la lutte contre le despotisme et pour la justice sociale, qui fit de lui le symbole d’une époque. Voilà pourquoi, en cette journée triste et pluvieuse du 19 novembre, au cimetière juif de Casablanca où eut lieu son enterrement, aperçut-on au sein de la foule éprouvée des amis et des compagnons de prison et d’exil, des figures historiques du Mouvement national telles que Abderrahmane Youssoufi ou Bensaïd Aït Idder.

«Ils sont venus, ils sont tous là» … Rarement le vieux cimetière juif connut pareille affluence. Pareille présence musulmane aussi. «C’est la première fois que je mets les pieds dans une makbara juive», pouvait-on entendre murmurer ici et là. En dépit de l’Aïd Al Adha et des départs en vacances, les allées étaient noires de monde. Des vieux et des jeunes, des personnalités et des anonymes, des juifs et des musulmans…, plusieurs centaines de personnes ont accompagné le cercueil d’un homme respecté mais, surtout, aimé de tous ceux qui eurent la chance de le côtoyer. Car cet homme-là, au-delà de ce que son combat incarna, au-delà de son statut d’icône pour toute une génération d’idéalistes, était d’abord un être d’une profonde humanité. Un militant dont ni la torture ni la prison n’asséchèrent le cœur. Ne tuèrent la générosité. Ne firent désespérer de l’humain. Dans ce vieux cimetière juif, alors que des drapeaux palestiniens étaient agités et que des chants résistants s’élevaient, ces chants qui, jadis, montaient du fond des cellules pour réchauffer les cœurs, des larmes retenues ont mouillé les regards. Ont même, furtivement, coulé sur des visages austères. Mais, dans le même temps, malgré la peine et la tristesse, dans ce vieux cimetière juif régnait une atmosphère unique.

L’atmosphère rêvée d’un Maroc où les différences s’épousent sans se dissoudre, où l’on est juif ou musulman, fortuné ou démuni, ministre ou gueux et tout autant, et tout pleinement, marocain.

Serfaty, c’est l’histoire d’un homme qui, pour le principe de la justice sociale, accepta toutes les souffrances, tant physiques que morales. 15 mois de clandestinité, 17 ans de prison, 8 ans de bannissement, le tiers d’une vie sacrifié. Au nom de ses idéaux, ce militant irréductible s’est mis au ban de sa classe sociale comme de sa communauté confessionnelle. Renonçant à une carrière prometteuse, le haut cadre qu’il était à l’époque a pris fait et cause pour les gueules noires, les mineurs en grève de Khouribga. A l’heure où nombre de ses coreligionnaires tournaient un regard énamouré vers Israël, lui, fils d’une vieille famille juive de Tanger, pourfendait celui-ci en revendiquant haut et fort son antisionisme. Jusqu’au bout, malgré toutes les sollicitations et alors même qu’une normalisation existait dans les faits, il s’était toujours refusé à se rendre dans l’Etat juif tant que les Palestiniens n’étaient pas rétablis dans leurs droits. «J’irai d’abord en Palestine lorsqu’il y aura un Etat, affirmait-il, puis (ensuite) j’irai voir des amis juifs en Israël». Voilà pourquoi la Palestine aussi était présente à ses funérailles.

Abraham nous a quittés. Mais parce qu’il a été, parce que des êtres comme lui existent et ont existé, la force de continuer à croire dans l’homme en ce qu’il a de bon et de merveilleux perdure. Merci Abraham et repose en paix.

(1) Fuyant les persécutions des Rois catholiques, les ancêtres d’Abraham, des juifs andalous, se sont installés au Maroc au XVe siècle. L’histoire de la nationalité brésilienne vient du grand-père. Négociant en hévéa d’Amazonie, celui-ci la prit pour les besoins de son commerce. Par commodité pendant la période coloniale, le père conserva la double nationalité. Le Résident français connaissant cet état de fait, il l’utilisa comme prétexte pour éloigner un temps Abraham du Maroc.

(2) L’information ayant été soufflée à Driss Basri, le même usage en fut fait pour expulser Abraham du Maroc, la campagne internationale menée pour sa libération ne permettant pas de le maintenir plus longtemps en prison.