Idées
Peut-être, le siècle prochain
quand on est jeune et qu’on a l’outrecuidance d’être doté d’une conscience politique, on doit savoir que les petits détours par un certain type de «Club Med» de la place Jamaa el fnaa ou d’ailleurs se retrouvent vite au programme. Pour la bonne cause, bien sûr. Pour une bonne éducation à la citoyenneté

Alors même que la réforme de la justice est présentée comme le prochain «chantier de règne», la Cour d’appel de Marrakech vient de confirmer les peines de prison prononcées en 2009 contre Zahra Boukdour et ses camarades. Celle qui, du fait de son âge, a hérité du titre de «plus jeune détenue politique du Maroc», fera ses deux ans de prison tout comme les autres membres du groupe des dix étudiants de l’université Cadi Ayyad auquel elle appartient. L’un d’eux, Mohamed Miftah, a même vu sa peine aggravée, passant de deux à trois ans de prison.
Il y a huit mois, le tribunal de première instance de Marrakech condamnait ces jeunes à des peines allant de deux à quatre ans de prison ferme. La sévérité de ce jugement, tout comme les exactions commises à l’encontre des étudiants lors des interrogatoires, avait alors scandalisé les associations des droits de l’homme tant nationales qu’internationales. La décision de la Cour d’appel provoque à nouveau l’ire de celles-ci. «On s’était indigné lors de la première condamnation et c’est le même sentiment que nous ressentons pour cette confirmation en appel, a déclaré Khadija Ryadi, de l’AMDH. Ce sont de simples étudiants réunis dans un syndicat qui militent pour leurs droits. Par conséquent, l’AMDH demande une fois de plus la libération immédiate de ces étudiants».
L’histoire commence avec un verre de jus d’orange avarié suspecté d’être à l’origine de l’intoxication de plusieurs étudiants à la cité universitaire de Marrakech. Etant la goutte qui a fait déborder le vase, il déclenche une marche de protestation contre les conditions de vie dans cette même cité. Mais comme il est de règle sous nos cieux, les forces de l’ordre s’empressent aussitôt de charger et la manifestation est violemment réprimée. On compte des blessés parmi lesquels un policier. D’avoir un des leurs touché enrage alors les agents de l’autorité. Dès le lendemain, les étudiants sont arrêtés un à un. Pendant plusieurs jours d’affilée, ils font l’objet de sévices que l’on croyait appartenir à un autre temps. Ainsi, la jeune Zahra, alors âgée de vingt ans, est-elle battue, insultée, menacée de viol. Sous la force des coups administrés avec une barre en fer, elle s’évanouit à plusieurs reprises et conserve à ce jour de fortes migraines et des troubles de la vision. A la violence physique s’ajoute l’humiliation. Déshabillée, la jeune fille est laissée nue pendant plusieurs heures alors qu’elle a ses règles.
Nous sommes en 2010. Marrakech est devenu un des haut-lieux de la jet-set internationale. Partout, dans les discours officiels, il n’est question que d’Etat de droit et de marche inexorable vers la démocratie. Pendant ce temps, sur cette même place Jamaa El Fna où s’ébaudissent les touristes, on bastonne au commissariat des jeunes dont le «crime» aura été de protester contre les conditions de vie dans leur cité. Au passage, la lecture du rapport de la Cour des comptes, publié ce 1er avril, nous apprend que l’université Cadi Ayyad, dont relèvent ces étudiants, fait partie des établissements publics épinglés pour leur mauvaise gestion financière et leur négligence. Voilà qui confirme que ces jeunes devaient avoir de réelles raisons de réagir. Il reste cependant que, quelle que soit la validité de vos motifs, au pays du Makhzen, contester, protester, dénoncer continuent dans les faits à être des comportements proscrits. Revenons à Zahra Boukdour et ses camarades. Pour les condamner, la justice a retenu contre eux des charges telles que «destruction des biens publics, violence contre agents de l’autorité, (…)». Soit. Malgré ce que l’on sait de l’art consommé avec lequel notre belle et bonne justice fabrique des coupables, on va dire qu’il a dû y avoir débordement. Ceci étant, imaginez une jeune étudiante en droit de vingt ans s’en prenant à un agent de l’autorité au point de le blesser ! Donc, nous disons qu’il y aurait eu débordement. Pourquoi y-aurait-il débordement ? Parce que la police a chargé. Et pourquoi a-t-elle chargé ? Parce que, comme cela a été dit plus haut, on ne conteste pas en ce beau pays. On s’incline -et le plus bas possible sera le mieux- et on se la f… Alors quand on est jeune et qu’on a l’outrecuidance d’être doté d’une conscience politique, on doit savoir que les petits détours par un certain type de «Club Med» de la place Jamaa el fnaa ou d’ailleurs se retrouvent vite au programme. Pour la bonne cause, bien sûr. Pour une bonne éducation à la citoyenneté.
Le 16 mai 2003, des jeunes se faisaient exploser, entrainant dans la mort avec eux des dizaines d’innocents. On avait cru alors que la force de cet électrochoc allait provoquer une prise de conscience salutaire en matière de gouvernance. Qu’on allait, en haut lieu, comprendre qu’on ne peut laisser impunément la cocotte-minute bouillir sur le feu. Les rêveurs en auront eu pour leur grade.
Réforme de la justice avez-vous dit ? Pour ce faire, il faudrait d’abord commencer par réformer les esprits de ceux qui l’administrent. Peut-être pour le siècle prochain !
