Idées
Pense sans rire
la blogosphère crache la haine et souffle la détestation, le choc des photos et la violence du texte. parfois, comme une lueur d’espoir, fuse un trait d’humour, celui-là même dont se réclame désormais tout le monde, alors que «l’on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui», nous conseillait il y a longtemps déjà le regretté desproges

«L’incommunicabilité des êtres, a dit un jour Jean- Paul Sartre à Olivier Todd, est due, peut-être aux vérités qu’ils se disent. Ou que l’un dit à l’autre. La Vérité ne fait plaisir qu’à celui qui la profère. L’autre en souffre». Olivier Todd avait consacré un livre, Un fils rebelle (Grasset et Livre de Poche), d’une grande lucidité sur le philosophe dont il avait épousé la fille de son meilleur ami, Paul Nizan. Il deviendra dès lors un père de substitution du jeune reporter et futur grand biographe. Dans ce livre, Olivier Todd retrace la vie et l’itinéraire tumultueux d’une jeunesse intellectuelle au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Sartre était la figure tutélaire de cette jeunesse assoiffée d’absolu et gorgée d’idéaux. L’ouvrage trace en creux un portrait de Sartre peu connu et sous un angle inattendu. Sa proximité avec le philosophe du fait de son mariage avec la fille de Nizan va bien entendu jouer. Mais plus encore, c’est le caractère entier et le métier de reporter engagé et la double culture franco-britannique de Todd qui vont intéresser et séduire l’auteur des Mots.
Mais revenons à cette citation de Sartre dont le contexte est plutôt une conversation sur les secrets et la relation amoureuse étrangement libre que le philosophe entretenait avec Simone de Beauvoir. Notée quelque part, je l’ai retrouvée hier alors que je parcourais, juste avant, un article et quelques informations sur les réactions d’intellectuels de confession musulmane vivant en France après les attentats terroristes contre les journalistes de Charlie hebdo. Depuis quelques jours en effet, on voit s’exprimer de plus en plus, ou en tout cas plus qu’avant, ces intellectuels toutes disciplines et postures confondues ; ils sont interrogés fréquemment dans les médias et c’est tant mieux. Leur discours est souvent le même et leur arguments ne diffèrent guère. En face d’eux, d’autres voix, d’autres arguments fusent, se confondent, parfois confondent ou s’opposent et souvent concordent avec les propos des premiers.
Tous veulent dire des «vérités» en croyant qu’elles ne constituent qu’une et une seule. Et c’est ainsi qu’ils n’arrivent au final qu’à répéter des arguments sur les valeurs humaines, la morale, le sens de l’humain qu’aucun esprit sain et nul être raisonnable ne sauraient rejeter. Et puis il y a les mots et leur charge sémantique. S’agissant d’une religion, n’importe laquelle -mais en l’occurrence on ne parle désormais que de l’islam-, chaque mot est un concept adossé à la foi ou à la croyance. Déjà, ces deux mots ne comportent pas le même sens, même si ils se confondent selon l’individu et son niveau d’instruction. Mais comme on est là entre gens cultivés (philosophes, sociologues, écrivains et autres auteurs de thèses et de recherches) parlant la même langue (le français), l’affaire devait être entendue. Pas toujours, car on sent chez l’homme cultivé de confession ou de culture musulmanes, une certaine gêne, voire une culpabilité qui transpire dans les propos. Certes, condamner un acte terroriste perpétré par trois individus se réclamant d’une faction intégriste ne pose pas de problème. Mais comment répondre de sa religion, celle de ses origines, celle de ses parents, même s’il n’a pas baigné dans un environnement religieusement corseté, devant des interlocuteurs intelligents tout aussi choqués que lui, mais prêts à en découdre avec tout fait ou geste se rattachant à l’islam ? Par le silence ? Le débat d’idées ne souffre pas le silence. Mais est-ce encore d’idées que l’on débat ou de peurs, de tropisme, puisqu’on parle de guerre, de choc de culture et de lois martiales pour se protéger de l’ennemi ?
Autre support, autres peurs. C’est sur les réseaux sociaux, que l’anonymat préserve, que la fureur se déchaîne. Il y a de tout et la violence des mots ne laisse la place ni à l’argumentation sereine ni aux voix de la sagesse. La blogosphère crache la haine et souffle la détestation, le choc des photos et la violence du texte. Parfois, comme une lueur d’espoir, fuse un trait d’humour, celui-là même dont se réclame désormais tout le monde, alors que «l’on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui», nous conseillait il y a longtemps déjà le regretté Desproges. Tout le monde réclame le droit au rire et peu en usent aujourd’hui. Mais si tout le monde perd son sens de l’humour, qu’adviendra-t-il demain des amis de Cabu lorsqu’ils se retrouveront face à d’autres actualités à traiter, autres qu’islamistes, financièrement à l’aise après les tirages historiques et définitivement réconciliés avec toutes les institutions qu’ils ont toujours brocardées ? De qui se moqueraient-ils ? A moins de cracher dans la soupe… pour lui donner du goût, comme disait humoristiquement, ce bon rieur qu’était Alphonse Allais.
