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Idées

Ni historien, ni histrion (1)

le journal hebdomadaire, «la vie éco», accueille depuis presque une vingtaine d’années cette chronique d’humeurs et de recension des choses de la vie ou de la ville, des petits faits de la vie au quotidien, des souvenirs et de quelques indignations, des rires et des sourires. il m’a laissé une entière et rare liberté de choix. je le remercie pour cela.

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chronique Najib refaif

Lorsqu’on atteint l’âge d’avoir des souvenirs, la mémoire se fait poète : elle vagabonde, use ou abuse des souvenances, se joue d’elle-même ; et c’est dans ce jeu et au gré de cette farandole mémorielle que se fabrique un passé composé, imparfait parfois, mais toujours sujet et objet direct ou indirect du verbe de celui qui convoque ses souvenirs ou se remémore un passé plus ou moins lointain. C’est donc sous l’autorité de cette grammaire de la mémoire que se placent ces chroniques. Mais ai-je jamais écrit de chroniques, depuis plus de vingt ans, autrement que sous cette contrainte ?

La pratique journalistique de la chronique peut parfois être assimilée à l’écriture d’une sorte de journal «extime» et non intime, ce dernier étant souvent destiné à être caché du regard d’autrui par pudeur, par modestie ou par précaution. Mais la pratique de la chronique obéit aussi à l’urgence, à ce qu’on appelle le «deadline», cette échéance fatidique de la remise de la copie fixée par le journal qui doit boucler sa livraison. Tout retard vous met dans la gêne et le secrétariat de rédaction dans une crise de nerfs. Dans le dernier livre de souvenirs de Bernard Pivot, «Ma mémoire n’en fait qu’à sa tête», ce dernier évoque cette confession de Marguerite Duras : «J’ai toujours aimé ça, l’urgence de l’écriture journalistique». Seuls ceux qui écrivent des chroniques par intermittence ou à l’occasion peuvent dire cela. Duras, excellente auteure au demeurant, intervenait certes de temps à autre dans les journaux. Mais le chroniqueur au long cours, lui, entretient avec l’urgence des relations d’une tout autre nature. Hebdomadaire ou périodique, la pratique de la chronique est une angoisse toujours renouvelée. Trouver un sujet, choisir un angle et un début pour commencer. La page blanche est un cri blanc, un silence au creux de la phrase, un verbe aphone, une béance vertigineuse et finalement une grande solitude. Ceux qui n’ont pas hésité ou n’ont pas eu le vertige devant un mot ne peuvent comprendre ce qu’écrire pour les autres veut dire. Car un chroniqueur sait à l’avance qu’il écrit pour les autres ; l’écrivain, le romancier ou le poète écrivent d’abord pour eux, ne sachant pas s’ils vont être publiés ou non. Le chroniqueur, hésitant ou procrastinateur, est donc appelé à faire abstraction de toute considération personnelle, à remiser sa modestie et à gonfler son ego pour prétendre avoir encore des choses à dire et qui n’ont pas été dites ici ou ailleurs, alors que résonne (ou raisonne) dans la tête cette citation de la Bruyère qui vous annonce que déjà à son époque : «Tout est dit et l’on vient trop tard». Pourtant, il faudrait écrire, vous murmure une petite voix culpabilisante en agitant le jour et l’heure de l’échéance de la remise de la chronique. Alors on écrit.

Le journal hebdomadaire, «La vie éco», accueille depuis presque une vingtaine d’années cette chronique d’humeurs et de recension des choses de la vie ou de la ville, des petits faits de la vie au quotidien, des souvenirs et de quelques indignations, des rires et des sourires. Il m’a laissé une entière et rare liberté de choix. Je le remercie pour cela et pour le respect qu’il a toujours eu à l’égard de ma modeste personne et ma modeste contribution relativement hebdomadaire. Aujourd’hui, je nourris une autre ambition pour cette chronique. Placée dès le départ sous le signe de l’humeur passagère, bonne ou mauvaise, selon les jours et le temps qui passe, je compte faire de cette contribution un modeste espace de souvenirs au gré de la mémoire. Comme je l’ai annoncé au début, il est venu le temps des souvenirs et des évocations. Ceux d’un journaliste et d’un observateur plus ou moins engagé de la vie culturelle ou de la vie tout court au cours d’un temps marocain, et ce, depuis les années 80 de notre jeunesse, comme disait le professeur et économiste Mohamed Lahbabi pour qui ces années-là étaient, de ce son temps, à la fois un horizon et une espérance. Cependant, et pour rassurer ceux qui redoutent le radotage des «mémoires d’un ancien combattant de la presse», ainsi que ceux qui n’aiment évoquer le passé qu’en le pourfendant ou en le glorifiant, évoquer n’est pas écrire l’histoire, ni décrire une époque ou enfiler des anecdotes. La mémoire, pour paraphraser Reverdy, est un poète et, par incompétence aussi bien que par respect, il n’est nullement question dans ce projet d’en faire ni un historien, ni un histrion.